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La condamnation de Jules Durand : procès de la lutte des classes
Publié le 21 décembre 2021 - Mis à jour le 15 février 2023
Le Havre, septembre 1910. Pendant la grève illimitée qui oppose les dockers-charbonniers(1) à la Compagnie générale transatlantique, Louis Dongé, un contremaître non-gréviste, est tué au cours d’une bagarre. L’un des leaders du mouvement, le jeune syndicaliste Jules Durand est inculpé pour complicité d’assassinat et condamné à mort.
Victime d’une erreur judiciaire, Durand est une figure emblématique de la lutte qui oppose alors patronat et prolétariat. Il est le seul condamné à mort du XXe siècle à avoir été réhabilité par la cour de cassation.
En 1910, Jules Durand, à peine trente ans, est secrétaire du syndicat CGT. Autodidacte, il suit des cours du soir, est membre de la Ligue des droits de l’homme et d’une association antialcoolique. Surnommé « le buveur d’eau », il diffère des autres dockers qui s’adonnent volontiers à la boisson.
Sur les docks du Havre, la colère gronde déjà depuis quelque temps face à la montée de l’industrialisation. L’année 1909 a été marquée par 226 jours de grève et l’arrestation de militants syndicaux.
Pour augmenter sa productivité, la Compagnie générale transatlantique achète plusieurs grues automatiques et un aspirateur à charbon ; le jeune syndicaliste prend alors la tête d’un mouvement qui s’insurge contre l’extension du machinisme et milite pour une hausse des salaires.
Pour enrayer la grève, la compagnie recrute d’autres ouvriers qu’elle rémunère trois fois plus. Parmi eux, le contremaître Louis Dongé.
Le soir du 9 septembre, une bagarre éclate. Trois ouvriers grévistes accusent Dongé de briser le mouvement. Quand ce dernier brandit un révolver, ils se jettent sur lui et le rouent de coups de pied. Le lendemain, le contremaître meurt ; les trois grévistes sont arrêtés.
De ce fait divers, Stanislas Ducrot, le directeur de la Compagnie générale transatlantique va faire une opportunité, utiliser le motif de « complicité d’assassinat » pour interpeller le leader syndical et mettre fin au mouvement social. Cet assassinat aurait été commandité par Durand au cours d’une réunion entre grévistes, affirme Ducrot au procureur.
Le 11 septembre, le syndicaliste est arrêté à son domicile, ainsi que les frères Gaston et Henri Boyer, respectivement secrétaire adjoint et trésorier du syndicat. La grève prend fin le lendemain.
Une mascarade de procès
Fin novembre, le procès de Jules Durand s’ouvre devant la cour d’assises de Rouen. Aucune preuve matérielle ne figure au dossier. Parmi les 12 jurés, on compte seulement un ouvrier et une majorité de notables pour qui le syndicalisme fait figure de danger. Seule est prise en compte la parole d’une dizaine d’ouvriers-charbonniers non-grévistes qui accusent Durand.
Rien ne pèse en la faveur de Durand défendu par un jeune avocat peu expérimenté, René Coty, qui deviendra président de la République quatre ans plus tard. Le défenseur n’a jamais plaidé devant une cour d’assises ; marié à la fille d’un grand armateur de la région, il ignore tout des conditions de travail des ouvriers. Le 25 novembre, Durand est reconnu coupable d’assassinat, meurtre avec préméditation et guet-apens. Il est condamné à la peine capitale.
Une « seconde affaire Dreyfus »
Peu de temps après l’affaire Dreyfus, cette condamnation disproportionnée suscite une vive émotion, y compris parmi les jurés qui envoient au président de la République une demande de grâce partielle, au lendemain du procès. « En répondant aux questions qui leur étaient soumises par la cour, ils estimaient que la peine qui serait appliquée ne dépasserait pas quinze années de travaux forcés, » écrivent-ils. La presse républicaine dénonce une injustice. Jaurès évoque même une « seconde affaire Dreyfus. » Une affiche de la CGT affirme : « Ce qui a été fait pour l’officier Dreyfus devra l’être pour l’ouvrier Durand ! ». Une campagne de soutien est lancée dans laquelle la Ligue des droits de l’homme va jouer un rôle prépondérant. Le 31 décembre 1910, la peine est commuée en sept ans de réclusion criminelle par le président de la République, Armand Fallières.
Aucune poursuite n’est engagée contre Stanislas Ducrot et les faux témoins.
En 1915, Jules Durand est libéré mais il a perdu l’esprit pendant sa détention. Interné dans un hôpital psychiatrique, il y mourra le 20 février 1926.
Le 15 juin 1918, il est définitivement reconnu innocent par un arrêt de la cour de cassation qui atteste l’utilisation de faux témoignages. Aujourd’hui, son souvenir est toujours présent au Havre.
Pour aller plus loin
(1) – Un charbonnier charge les briques de charbon dans les soutes des paquebots.