Typologie de contenus: Actualité

Interview croisée : l’amiable, pour « redonner sa place au justiciable »

Publié le 19 juin 2024

Fabrice Vert est premier vice-président du tribunal judiciaire de Paris et Romain Carayol est avocat et président de la Fédération française des centres de médiation. « Ambassadeurs de l’amiable » depuis mai 2023, ils expliquent leur pratique de la justice amiable, les bénéfices pour les justiciables et leur mission en tant qu’ambassadeurs. 

Fabrice Vert et Romain Carayol
Fabrice Vert et Romain Carayol

Temps de lecture :

7 minutes

Vous pratiquez l’amiable au quotidien. Pour quelles raisons avez-vous décidé d’élargir votre pratique professionnelle à la justice amiable ?

Fabrice Vert : J’exerce depuis plus de 33 ans les fonctions de magistrat, essentiellement dans le domaine civil et commercial, et je n’étais pas du tout formé à l’office conciliatoire du juge. C’est une approche complétement différente du conflit, dans laquelle prime la recherche des intérêts et des besoins des parties, au-delà de leurs positions juridiques, afin de les aider à trouver une solution mutuellement satisfaisante, tournée vers l’avenir et où l’équité a toute sa place.

J’ai été surpris et décontenancé il y a plus de 30 ans lors de mon premier poste de juge dans l’Indre lorsqu’un avocat m’a saisi au tribunal d’instance de La Châtre, dans le cadre procédural, d’une tentative préalable de conciliation, pour un contentieux qui opposait deux voisins, agriculteurs, qui se querellaient pour des nuisances causées par un troupeau de chèvres. Une partie se plaignait que les chèvres de son voisin venaient sur ses champs brouter son herbe (l’ayant ainsi empêché de stocker le fourrage attendu pour nourrir ses caprins l’hiver suivant), tandis que son voisin prétendait que c’était un été brûlant qui était cause de la « disparition » de cette herbe fourragère. J’ai décidé d’organiser un transport sur les lieux. Après avoir écouté longuement les parties, qui ont pu expliquer leurs besoins et intérêts, un accord a été trouvé, au terme duquel l'éleveur des chèvres ayant causé le sinistre a dédommagé son voisin en partageant son stock de fourrage. 

C’est donc sur le terrain, de manière empirique et grâce à un avocat que j’ai découvert tout l’intérêt pour les justiciables de recourir dans certaines affaires aux modes amiables de résolution des différends. 

Je n’ai cessé depuis, dans toutes les fonctions que j’ai occupées – dans des contentieux aussi divers que les successions, les baux commerciaux, la construction, la concurrence déloyale, le contentieux des plateformes numériques, et aujourd’hui comme juge des référés au tribunal judicaire de Paris – d’offrir aux justiciables cette voie amiable. C’est une chance supplémentaire de régler au mieux leurs litiges et qui permet à la justice d’assurer pleinement son rôle essentiel de garant de la paix sociale.

Romain Carayol : Avocat depuis 27 ans, j’ai été formé au contentieux civil et commercial. Voici plus de dix ans, c’est au hasard d’un dossier devant le tribunal de grande instance de Paris [devenu tribunal judiciaire] que j’ai découvert la médiation. Un juge de la mise en état a proposé une médiation. Comme personne ne voulait dire non à son juge, tout le monde a donné son accord. C’était une première pour moi. J’ai découvert une méthode de travail différente pour atteindre des objectifs en commun, dans un cadre clair et sécurisé. J’ai compris que cela pouvait être une plus-value dans mon exercice au service de mes clients. C’était aussi pour moi une libération que d’envisager autrement mon action, en étant un acteur d’une stratégie au-delà des frontières judiciaires. J’ai décidé de me former sérieusement, avec l’obtention d’un diplôme universitaire de médiateur.

Aujourd’hui, ma pratique est très orienté amiable, en particulier médiation. Cette orientation est devenue possible depuis quatre ans avec une politique amiable forte de plusieurs juridictions.

Qu’est-ce que cela vous apporte dans votre métier ? 

RC :  C’est une façon plus complète d’exercer mon métier. Je me sens encore plus utile et efficace en traitant toutes les dimensions d’une affaire. Je me sens plus en lien avec les besoins et les objectifs des personnes qui me confient des missions. J’y trouve davantage de satisfaction professionnelle et une amélioration de la qualité de vie professionnelle, avec moins de stress dans la gestion de mes dossiers et de mon temps.

Je réfléchis beaucoup à l’économie d’un cabinet d’avocat intégrant davantage les modes amiables. Il y a encore à travailler cela en lien avec les clients et partenaires. Je pense qu’il y a de nouvelles offres de services à proposer, notamment des offres interprofessionnelles avec les notaires, les experts-comptables, les commissaires de justice, les assurances, les banques… D’ores et déjà, je constate que la rentabilité est un objectif atteignable.

« C’est gratifiant moralement de voir des parties qui se déchiraient, parfois de la même famille ou qui ont travaillé ensemble pendant des années, se réconcilier. »

Fabrice Vert

FV : Comme le disait le premier président Pierre Drai, l’amiable c’est un moment d’humanité dans des procédures parfois kafkaïennes. C’est gratifiant moralement de voir des parties qui se déchiraient, parfois de la même famille ou qui ont travaillé ensemble pendant des années, se réconcilier. 

Mon investissement dans l’amiable a été un enrichissement personnel. J’ai obtenu un diplôme universitaire de médiation dans le cadre de la formation continue de l’École nationale de la magistrature (ENM). J’ai exercé pendant 10 ans les fonctions de coordonnateur médiation et conciliation à la cour d’appel de Paris. Je suis également vice-président du groupement européen des magistrats pour la médiation section France et membre du conseil national de la médiation. J’ai également participé à de nombreux rapports, dont trois à la cour d’appel de Paris, sur les modes amiables. Cet investissement a été une ouverture formidable. Et cela m’a permis d’entretenir d’excellents rapports avec les avocats ou autres partenaires investis dans cette promotion de l’amiable, promotion qui a une certaine époque n’était pas évidente tant elle s’apparentait à une révolution culturelle et à un changement de paradigme dans le rôle des acteurs judiciaires.

« C’est le justiciable qui décide, en responsabilité, du meilleur chemin pour se faire entendre et faire reconnaître ses droits ou atteindre ses objectifs. »

Romain Carayol

Quels sont les bénéfices de la justice amiable pour les justiciables ?

RC : C’est d’abord une façon de redonner sa place au justiciable. Il redevient maître de son destin. C’est le justiciable qui décide, en responsabilité, du meilleur chemin pour se faire entendre et faire reconnaître ses droits ou atteindre ses objectifs. Les professionnels judiciaires doivent l’aider à trouver le meilleur outil. 

Il ne s’agit plus de saisir le juge pour saisir le juge. Cela signifie que toutes les parties prenantes doivent travailler ensemble pour répondre aux besoins des justiciables. Cela améliorera la qualité de la justice en France, et donc cela bénéficiera aux justiciables.

FV : L'intérêt des modes amiables, outre leur rapidité et leur confidentialité, est en effet de permettre aux justiciables de se réapproprier le procès en évitant l'aléa judiciaire, d'en devenir des acteurs responsables, de porter eux-mêmes leur parole et d'écouter celle de l'autre, de se comprendre mutuellement. Mais aussi d'aborder l'entièreté du conflit, dans ses aspects économiques, relationnels, psychologiques, sociaux, au-delà du litige strictement juridique qui bien souvent ne traduit pas la véritable origine du conflit, la réponse judiciaire à ce litige ne pouvant dès lors y mettre fin.

Au-delà de l'accord ponctuel qui met fin au litige soumis au juge, un mode amiable permet de nouer ou de renouer un lien social entre des parties en conflit et de préserver l'avenir si elles sont amenées à continuer à entretenir des relations, qu'elles soient de nature commerciale, familiale, de voisinage… Un mode amiable permet aussi de trouver des solutions inventives et originales où l’équité aura toute sa place.

Quelle est votre mission en tant qu’ambassadeur de l’amiable ?

RC : Nous sommes 11 ambassadeurs de l’amiable. Nous avons été missionnés pour visiter toutes les cours d’appel à la rencontre des acteurs de l’amiable (juges, personnels de justice, conciliateurs, médiateurs, avocats, notaires, commissaires de justice). Nous devions présenter la politique de l’amiable mais surtout identifier les bonnes pratiques et les freins au développement des modes amiables au sein des juridictions.

Par les personnalités des ambassadeurs, nous incarnons des pratiques concrètes de l’amiable. Sans donner la moindre leçon, cela a permis d’avoir des échanges en lien avec les réalités territoriales.

Au terme de cette année de mission, nous avons été accueillis par 33 cours d’appel. Le constat partagé est celui d’une forte attente des acteurs locaux de l’amiable. Il existe une volonté commune pour créer les conditions d’un partenariat renouvelé entre tous les acteurs locaux. Nous avons senti que ces visites ont été l’occasion de créer ou de recréer des dynamiques. La crainte est que le soufflé retombe si la politique de l’amiable n’est plus incarnée d’une façon ou d’une autre.

FV : Notre mission était également d’informer nos interlocuteurs sur les deux nouveaux mécanismes de l’amiable que sont la césure et l’audience de règlement amiable, les deux mesures phares de la politique nationale de l’amiable.

Ces visites ont été extrêmement positives et nous avons pu relever un dynamisme encourageant dans la mise en œuvre dans les juridictions des modes amiables, même si les pratiques demeurent disparates sur le territoire.

Nous devons remettre fin juin 2024 au ministre de la Justice un rapport qui dressera un état des lieux des pratiques dans les juridictions, recensera les acquis et les freins à leur développement et formulera des propositions afin que la voie amiable devienne un mode habituel de règlement des conflits effective dans toutes les juridictions.

Pour conclure, je dirai que le développement de l’amiable, qui est toujours vécu comme une révolution culturelle, doit se structurer davantage. En tout état de cause, cette mission d’ambassadeur de l’amiable a été une formidable expérience.