[Archives] Colloque "Réalités du cannabis" organisé par Jean-Paul GARRAUD
Publié le 24 octobre 2002
Discours du garde des Sceaux en ouverture du colloque
PLAN
I - USAGE DE CANNABIS : LE REFUS DE LA BANALISATION
1°) Le constat et la nécessité de réponses judiciaires adaptées et personnalisées
2°) Les alternatives aux poursuites pour l'usage de cannabis
II- LA DÉLINQUANCE ASSOCIÉE A L'USAGE DE CANNABIS
1°) La répression des trafics locaux
2°) La pénalisation de la conduite sous l'empire de produits stupéfiants
Mesdames et messieurs, je suis heureux d'être parmi vous aujourd'hui et d'ouvrir ce colloque qui a le mérite d'aborder le thème de la consommation de cannabis sous un angle nouveau. J'en félicite son organisateur, Jean-Paul GARRAUD, qui met ainsi l'expérience qu'il a acquise en sa qualité de magistrat au service de notre réflexion et d'une approche pragmatique d'un sujet trop souvent perverti par une approche idéologique.
En effet, si la loi du 31 décembre 1970, qui pose le cadre légal dans lequel s'inscrit la politique française de lutte contre les drogues, réprime l'usage de stupéfiants sous une seule et même incrimination, il m'apparaît intéressant d'étudier le problème de l'usage de cannabis en tant que tel.
Le sujet de ce colloque est d'une particulière opportunité aujourd'hui.
Parmi les comportements d'usage de stupéfiants, l'usage de cannabis est en effet celui qui s'accroît de la manière la plus visible, puisqu'il concernait 28% de la population des 18-44 ans en 2000, contre 18% en 1992. Cette augmentation est d'autant plus inquiétante qu'elle s'accompagne d'un phénomène de banalisation, qu'il faut refuser clairement et fermement.
Par ailleurs, l'usage de cannabis peut être un comportement porteur d'une dangerosité sociale réelle, allant au-delà de la problématique sanitaire touchant le consommateur toxicomane.
Je pense d'une part à la nécessaire répression des trafics locaux de stupéfiants dans les quartiers, qui concernent en majorité le cannabis et d'autre part à la conduite sous l'empire de stupéfiants.
Je vais aborder rapidement ces différents points.
I - USAGE DE CANNABIS: LE REFUS DE LA BANALISATION
1°) Le constat et la nécessité de réponses judiciaires adaptées et personnalisées
Les procureurs généraux m'ont fait part, dans leur rapport de politique pénale pour l'année 2001, d'un comportement d'usage de cannabis de plus en plus répandu et banalisé et d'une recrudescence de procédures. Ils observent une consommation qui touche toutes les couches sociales sans distinction, tous les âges, les quartiers urbains comme les zones rurales.
Face à cette réalité, les parquets utilisent de larges possibilités d'action dans le cadre des principes définis par la loi de 1970.
Ce texte fixe en effet trois axes principaux :
- une répression sévère du trafic,
- l'interdiction de l'usage, délit passible d'une peine d'emprisonnement d'un an et d'une amende de 3.750 euros, associée à la possibilité d'une alternative thérapeutique,
- la gratuité des soins et l'anonymat pour les usagers.
L'interdiction légale de l'usage de stupéfiants doit être aujourd'hui réaffirmée avec force. En particulier, je pense qu'il faut éviter que l'usage de cannabis ne soit banalisé et vécu par les consommateurs avec un sentiment d'impunité.
C'est pourquoi, je reste aujourd'hui convaincu de la nécessité d'apporter systématiquement une réponse judiciaire à l'usage de cannabis.
Les orientations de politique pénale en cette matière doivent viser la réduction de la consommation et la prévention des dommages sanitaires et sociaux liés à l'usage de drogues. Pour cela, la diversification des réponses judiciaires, adaptée aux problématiques des usagers s'impose.
Tout est question, à mon sens, d'individualisation de la réponse.
Cette individualisation est fonction des circonstances de fait et notamment des quantités de cannabis en cause. Elle est aussi fonction de la personnalité de l'usager de cannabis.
Ainsi, l'un des objectifs poursuivis doit être d'assurer la continuité des prises en charge dans le cadre de réponses judiciaires et de permettre à la personne poursuivie d'entamer une démarche de soins. En effet, si l'intervention judiciaire n'est pas le seul mode de régulation sociale traitant des problèmes liés aux toxicomanies, la Justice doit néanmoins tenir sa place au carrefour des politiques sanitaires et sociales d'une part, répressives d'autre part.
A cet égard sont pris en compte, à tous les stades de la procédure : l'âge de l'usager, son mode de consommation ainsi que le contexte général dans lequel il évolue, en termes de conditions de vie, de domicile et d'environnement familial, professionnel ou scolaire.
L'accent doit bien sûr être mis sur la prise en charge des mineurs, public sensible pour lesquels la priorité est la prévention de tout risque de récidive. Ils sont en effet de plus en plus largement touchés par la consommation de cannabis.
Je rappelle qu'au cours de l'année 2000, 56,9% des garçons et 32,4% des filles âgés de 18 à 25 ans ont reconnu avoir expérimenté le cannabis. Ce type d'expérience n'est pas anodin et il est trop souvent le premier pas vers la consommation d'autres types de drogues.
Ainsi, au-delà des mesures alternatives aux poursuites pouvant s'appliquer aux mineurs qui ne présentent pas de difficulté personnelle ou sociale, une réponse éducative peut s'avérer indispensable.
Si les investigations de personnalité menées par le service éducatif auprès du tribunal révèlent un usage de cannabis important, une saisine du juge des enfants sera nécessaire. De même, la répétition d'infractions et/ou l'implication d'un mineur dans un trafic justifient la saisine systématique du juge des enfants ou du juge d'instruction spécialisé.
L'ordonnance du 2 février 1945 prévoit d'ailleurs toute une palette de réponses éducatives, permettant une intervention adaptée aux conduites addictives ( mesures de liberté surveillée, de mise sous protection judiciaire ou de placement en établissement éducatif ou sanitaire).
Cette réalité est largement prise en compte par les parquets qui ont fait de ce traitement une priorité.
A titre d'exemple pour l'année 2001 , sur les ressorts des Cours d'Appel de PARIS et VERSAILLES : 88,7% des affaires poursuivables en matière d'usage de stupéfiants et mettant en cause des mineurs ont donné lieu à une réponse pénale.
Je tiens par ailleurs à souligner l'intérêt des mesures alternatives aux poursuites pénales en ce qui concerne l'usage de cannabis, la personne interpellée étant uniquement consommatrice.
2°) Les alternatives aux poursuites pour l'usage de cannabis
L'une des dernières innovations, dans ce domaine, a été la mise en place de la mesure de composition pénale, depuis janvier 2001. Cette mesure, applicables aux majeurs uniquement, permet de sanctionner l'usager, avec son accord, d'une amende ou de l'obligation d'accomplir un travail non rémunéré, sans qu'il comparaisse devant un tribunal. Cette mesure présente l'intérêt pédagogique d'un retour à la sanction pénale et du refus de toute permissivité. Le recours à cette procédure a été facilité par la loi du 9 septembre 2002, grâce notamment à un amendement présenté par Jean-Paul GARRAUD permettant de proposer une mesure de composition pénale lorsque la personne est encore en garde à vue.
D'autres alternatives aux poursuites sont également utilisées. Elles peuvent aller du simple rappel de la loi, à l'obligation d'être pris en charge et suivi par les autorités sanitaires et sociales, sur une période plus ou moins longue. Il s'agit ici des mesures de classement avec orientation vers une structure sanitaire, sociale ou professionnelle ou de classement sous condition. Le respect des obligations fixées par le parquet conditionne le classement sans suite de la procédure.
Le maintien d'une réponse pénale à l'usage de cannabis est à ce titre indispensable. Mais cette réponse revêt également une importance considérable dans la répression de la délinquance qui y est associée.
II- LA DÉLINQUANCE ASSOCIÉE A L'USAGE DE CANNABIS
1°) La répression des trafics locaux
Outre les trafics de grande envergure, la généralisation de l'usage de cannabis génère des trafics locaux organisés dans des cités ou des quartiers.
Dans le rapport de politique pénale pour l'année 2001, les parquets soulignent l'ampleur du trafic de cannabis répondant à une très forte demande, dans des quartiers où il constitue l'activité économique clandestine principale de familles ou de fratries entières.
L'existence de ces trafics a nécessairement pour corollaire l'explosion d'une délinquance accessoire , constituée de vols, de violences et de règlements de compte.
Un autre phénomène inquiétant à signaler est l'utilisation, par les revendeurs de cannabis, de mineurs qui servent de rabatteurs ou d'intermédiaires. En outre, les phénomènes de violences dues à la présence de chiens dangereux, de type pittbull, sont particulièrement préoccupants.
Pour répondre à ces phénomènes, les procureurs de la République se sont impliqués localement, et avec efficacité, dans l'action des GIR (groupes d'intervention régionaux), utilisés aux côtés des services de police locaux, pour démanteler des réseaux d'économie souterraine qui reposaient sur un trafic local de résine de cannabis.
Je vous donnerai un seul exemple, qui me paraît exemplaire: celui du démantèlement, tout récent, d'un réseau local de trafic de cannabis, en centre ville de Mulhouse grâce au concours, sous l'égide du parquet, du commissariat central de Mulhouse, de l'antenne de police judiciaire de Mulhouse et du GIR d'Alsace.
Les faits étaient les suivants : depuis plusieurs semaines, les riverains d'un quartier du centre ville de Mulhouse se plaignaient de la dégradation constante de l'ambiance du quartier. Sur une place sévissaient depuis plusieurs semaines une quinzaine de revendeurs, faisant prospérer un trafic de résine de cannabis, qui se déroulait au grand jour. En particulier, certains riverains étaient terrorisés par des revendeurs, qui les insultaient, les menaçaient et cassaient même leurs volets et leurs véhicules.
Les services de police mettaient en place, pendant deux mois, cet été, une surveillance vidéo, continue, de la place où se déroulait le trafic. Ils repéraient ainsi et identifiaient une quinzaine de jeunes, qui étaient des revendeurs actifs. Puis ils interpellaient discrètement et entendaient différents acheteurs, qui précisaient l'identité de leur vendeur.
Une fois le réseau repéré dans ses composantes, les services de police passaient à la phase active d'interpellations, le 17 septembre dernier. Pour cette opération, 80 policiers ont été mobilisés. Au total, 30 personnes étaient placées en garde à vue, l'objectif étant de conduire devant le parquet les 15 dealers, qui avaient été identifiés au départ.
Le 19 septembre, 14 majeurs comparaissaient en comparution immédiate devant le tribunal correctionnel selon une procédure rendue possible par la loi du 9 septembre dernier, qui a notamment élevé le seuil du maximum des peines permettant une comparution immédiate.
Une personne a accepté d'être jugée immédiatement : elle a été condamnée à la peine d'un an ferme d'emprisonnement. Les 13 autres personnes ont demandé un délai pour préparer leur défense : elles seront jugées le 13 décembre prochain et elles ont été placées, en attendant, en détention provisoire. =
Voilà à mon sens, un traitement pénal efficace du trafic local de résine de cannabis.
2°) La pénalisation de la conduite sous l'empire de produits stupéfiants.
Le 8 octobre 2002, les députés ont voté la proposition de loi du Député Richard DELL'AGNOLA relative à la conduite sous l'influence de substances ou plantes classées comme stupéfiants. Ce texte, qui devrait être examinée par le Sénat avant la fin de l'année, réprime aussi sévèrement la conduite sous l'empire de produits stupéfiants que la conduite sous l'empire d'un état alcoolique.
Cette infraction sera caractérisée s'il résulte d'une analyse sanguine que le conducteur d'un véhicule a fait usage de substances ou plantes classées comme stupéfiants. L'auteur des faits encourra une peine d'emprisonnement de deux ans et une amende de 4.500 euros.
Comme pour l'alcoolémie au volant, la peine encourue sera portée à quatre ans en cas de blessures involontaires et à six ans en cas d'homicide involontaire.
Cette proposition de loi se fonde notamment sur des études menées à l'étranger ainsi qu'à une étude française menée entre 2000 et 2001, qui a révélé que la fréquence des accidents était multipliée par 2,5 pour les conducteurs de moins de 27 ans ayant consommé du cannabis.
Depuis octobre 2001, les résultats concernant les conducteurs impliqués dans un accident mortel corroborent ces résultats sur plus de 2000 cas. Selon les régions, 12 à 17% des conducteurs, tous âges confondus, étaient sous l'influence du cannabis au moment de l'accident, et plus de 20% chez les moins de 27 ans.
De très douloureuses affaires et l'action constructive d'associations de victimes ont également alerté les pouvoirs publics et le législateur sur ce point.
Lors de son allocution du 14 juillet dernier, le Président de la République a fait de la lutte contre l'insécurité routière l'un des trois grands chantiers de son quinquennat.
Nous devons tous conjuguer nos efforts pour lutter contre ce fléau.
C'est pour toutes ses raisons que la proposition de loi "DELL'AGNOLA" recueille mon entier soutien.
Je souhaiterais conclure en élargissant mon propos au cadre européen.
Un projet de décision-cadre relatif aux infractions et aux sanctions applicables en matière de trafic de drogue a été déposé par la Commission au mois de mai 2001. Ce texte met en oeuvre les orientations définies à l'article 31 du Traité sur l'Union Européenne qui invite les Etats "à adopter progressivement des mesures instaurant des règles minimales relatives aux éléments constitutifs des infractions en matière notamment de législation sur les stupéfiants".
Ce projet d'instrument s'inscrit dans le cadre du plan d'action antidrogue de l'Union européenne pour la période 2000-2004.
Le projet n'a pu être adopté lors du Conseil JAI réuni à Luxembourg les 13 et 14 juin 2002 en raison d'une demande des Pays-Bas visant à exclure du champ d'application les infractions portant sur des petites quantités de drogue. A ce jour, il s'agit de la seule difficulté qui subsiste.
Cette position des Pays Bas a un effet d'affichage extrêmement négatif en soulignant que les infractions de trafic de stupéfiants peuvent être considérées comme des infractions de peu de gravité.
La France soutient pour sa part, et avec d'autres partenaires importants tels que l'Allemagne, l'effort d'harmonisation des incriminations et des peines que le Conseil européen de Tampere avait appelé de ses voeux, notamment en matière de lutte contre le trafic de drogue.
Il est essentiel que l'harmonisation des législations pénales porte non seulement sur les incriminations mais également sur les sanctions et reflète un engagement commun des Etats membres.
A cet égard, les petits trafics, quelque soit le qualificatif employé pour les désigner, ne doivent pas bénéficier d'un régime plus favorable au prétexte qu'il porterait sur des drogues dites « douces ».
Cette décision-cadre doit permettre de renforcer la coopération judiciaire entre les Etats membres, en supprimant les espaces d'impunité qui pouvaient subsister au sein de l'Union européenne et qui constituaient de véritables sanctuaires pour les délinquants.
La France souhaite donc que soit adopté rapidement cet instrument juridique, qui constitue un élément essentiel du plan d'action de l'Union européenne en matière de drogues pour la période 2000-2004.
Telles sont les quelques pistes de réflexion que je voulais vous soumettre en ouverture de colloque. Je serai très attentif à son contenu.
Je vous remercie.