[Archives] "La judiciarisation de l'économie" - Conseil économique et social
Publié le 09 mars 2004
Intervention du Garde des Sceaux, Ministre de la Justice, devant le Conseil
Je suis très heureux de venir participer à cette séance que vous consacrez à la judiciarisation de l'économie.
Je suis convaincu que le Conseil Economique et Social est un lieu privilégié pour le Gouvernement, notamment quand il a à faire des choix structurants pour l'avenir de notre pays. Ainsi, il y a maintenant un an, c'est avec vous que Jean-Pierre Raffarin avait ouvert le débat national sur les retraites qui a conduit à une réforme essentielle pour la crédibilité et pour l'équilibre de notre économie.
Pour ma part, en tant que Garde des Sceaux, je suis attaché à instaurer, dans notre pays, une justice moderne, qui réponde aux besoins très fort exprimés par nos concitoyens en matière de justice.
1 - Je voudrais, à l'occasion de notre rencontre aujourd'hui, vous faire part de deux convictions et en tirer une conclusion :
- la judiciarisation de la vie économique, qui est le sujet de votre réflexion et de vos débats d'aujourd'hui est un phénomène mondial, qui répond à une logique assez profonde.
Quand, en 1978, des communes françaises ont engagé des procès à la suite de la catastrophe de l’Amocco Cadiz, c’était très inhabituel. Aujourd’hui, un peu plus de 20 ans après, personne n’imaginerait que des recours juridiques restent inexplorés. Je viens d’ailleurs de faire voter un régime de sanctions renforcées contre la pollution maritime.
Nous avons tous les jours des exemples de l’impact majeur des décisions de justice sur la vie économique, à tous les niveaux et pour tous les acteurs, entreprises, actionnaires, syndicats, pouvoirs publics :- l’annulation, l'an passé, par le Conseil d’Etat, des conditions mises par le CECEI à la fusion Crédit Agricole – Crédit Lyonnais, en est un exemple frappant qui montre l'impact d'une décision de justice sur le fonctionnement quotidien de notre économie ;
- de façon plus structurelle, l’importance des actionnaires minoritaires dans les Assemblées Générales des grandes entreprises est évidemment liée à leur capacité à engager des contentieux après le caractère mondial de la judiciarisation ;
- Une seconde conviction : une des origines de cette tendance est la demande que nous constatons de voir les responsabilités reconnues quand des fautes ou des erreurs sont commises.
C’est, là aussi, une tendance lourde de notre société, qui, pour chaque préjudice, exige que des « coupables » soient identifiés.
Il y a quelques années, les autorités gouvernementales étaient souvent perçues comme le lieu de recours possible. Aujourd’hui les tribunaux jouent de plus en plus ce rôle et c’est finalement assez légitime. - La conclusion que je tire de ces deux constatations est simplement que la judiciarisation de l’économie est un défi central nous tous.
Il me faut, en effet, faire en sorte que le système judiciaire soit en mesure de répondre aux attentes de la communauté économique et sociale. Et j’ai, en particulier, un double niveau d’exigence à cet égard :- un droit économique pertinent, donc bien conçu et adapté, porteur d’une véritable compétitivité. Au sein du gouvernement, mon Ministère a largement réinvesti ces sujets depuis 2 ans ;
- un système judiciaire capable de répondre dans des temps raisonnables et avec justesse aux dossiers dont il est saisi.
C'est dans ce contexte où j'ai engagé un certain nombre d’actions depuis bientôt 2 ans que votre contribution intervient.
2 - Sans faire d'analyse exhaustive du projet que vous examinez aujourd'hui, je voudrais vous dire combien je partage beaucoup des analyses que vous faites.
Cela est tellement vrai que j'ai déjà, dans de nombreux cas, fait, en tout ou partie, le même diagnostic que le vôtre et ai pris des décisions concrètes allant dans le sens de vos propositions. Je citerai ici trois séries d'exemples correspondant à trois préoccupations que nous partageons.
- sensibiliser les citoyens pour leur rendre la justice familière :
C'est évidemment le cœur de mon action. La création des juges de proximité, souhaitée par le Président de la République, est ma priorité pour aller en ce sens. C’est une réforme concrète qui verra ses effets dans son application et de moyen terme mais le nombre de candidatures que nous recevons comme le niveau des candidats me rend très optimiste. A l’heure où je vous parle pas moins de 145 nouveaux dossiers sont soumis à l’examen du Conseil Supérieur de la Magistrature.
Pour revenir à votre rapport, je relève que vous citez, à juste titre, l'opération "voyage au cœur de la justice". J’ai en effet demandé que de nombreux enfants, dans une classe de 4ème pilote pour chacune des Cours d'appel, soient particulièrement initiés au fonctionnement de l'organisation judiciaire. Ce programme national est la partie émergée d'un ensemble de partenariats développés par l'ensemble des juridictions de France, à leur initiative ou à celle des élus locaux. Un matériel pédagogique ad hoc conçu par la Chancellerie et le Ministère de l'Education Nationale est d'ailleurs mis à leur disposition.
Il est bien évident que l'initiation au monde judiciaire fait partie de l'instruction civique dont les jeunes Français ont besoin.
Dans un autre registre, vous soulignez le bénéfice en terme de proximité qu'il y aurait à développer davantage les nouvelles technologies au sein de l'institution judiciaire. C'est effectivement un aspect important de ma politique. Je m’efforce d’établir le développement des guichets uniques de greffe qui permettent, sans avoir à se déplacer, d’effectuer des démarches. Et le visiogreffe permettent à l'usager du service public de la justice de bénéficier au quotidien d'un meilleur accueil. Grâce aux textes qui viennent d'être votés par le Parlement, nous allons également pouvoir développer la visioconférence, au lieu et place des rendez-vous d'instruction, afin d'éviter les ballets incessants des magistrats instructeurs et des prévenus.
Enfin, de manière plus prospective, j'ai demandé que mes servies réfléchissent à un concept nouveau, dit "Tribunal du futur", où l'audience elle-même pourrait se tenir par l'intermédiaire des nouvelles technologies. D’ores et déjà, nous utilisons déjà de telles méthodes à Saint-Pierre-et-Miquelon. Je souhaite encore les développer.
- Un second volet de vos propositions porte sur la pertinence de la réponse judiciaire.
Pour l'améliorer, vous proposez en particulier de concentrer certains contentieux spécialisés dans quelques tribunaux et également de réformer les Tribunaux de commerce.
J'adhère pleinement à cette double proposition. La spécialisation des tribunaux permet aux magistrats non seulement de se professionnaliser dans des secteurs pointus mais aussi de s'appuyer sur des assistants de justice compétents.
Je souhaiterais citer aujourd’hui trois exemples :
- Dans le domaine de la santé, nous avons des rendez-vous inéluctables et des défis à relever pour la justice. Les « pôles santé » de Paris et Marseille bénéficient du concours de médecins et de vétérinaires ;
- la loi sur la criminalité organisée que j'ai fait voter cette année me permettra de créer 8 pôles régionaux compétents en matière de lutte contre le grand banditisme ;
- dans un tout autre domaine, celui du droit de la concurrence, je réfléchis à spécialiser un Tribunal de commerce par département et la Cour de Paris en appel sur l'application des règles relatives aux accords restrictifs de concurrence. Cette compétence, aujourd’hui du ressort de la Commission de Bruxelles, sera en effet, à compter du 1er mai, renvoyée aux juridictions nationales.
Sur les Tribunaux de commerce, vous connaissez ma politique qui s'organise en 3 points :
- formation : le partenariat avec l'ENM est entré en vigueur et les premières formations des juges élus fin 2003 ont eu lieu ;
- déontologie : l'Inspecteur Général des Services Judiciaires me fera avant l'été des propositions à ce sujet, notamment en envisageant la création d'un conseil national des Tribunaux de commerce ;
- carte : il nous faut la revoir, site par site, en commençant par les juridictions trop petites.
Enfin, vous insistez sur la nécessité de rendre la justice plus efficace. J’essaierai d’avoir ce courage et je compte sur le monde politique pour me soutenir.
Vous ne mentionnez pas l'utilité pour les services judiciaires de disposer de moyens à la hauteur des enjeux qu'ils rencontrent. Je voudrais cependant rappeler la loi d'orientation et de programmation pour la justice, votée à l’automne 2002, qui m'accorde des moyens exceptionnels, sur 5 ans, pour améliorer l'efficacité de mes services. Cette année, grâce à cette politique, 300 magistrats et 300 greffiers des plus entreront en fonction dans les juridictions.
J'ai noté vos remarques sur la procédure dite du "plaider coupable". Je rejoins pleinement votre avis sur les garanties qu'elle exige : j'ai souhaité que l'avocat soit en permanence aux côtés des justiciables et qu'un délai de rétractation soit prévu. Enfin, l'audience d'homologation sera publique. Je crois que nous avons là une bonne base pour une réforme moderne et efficace, qui nous conduit à un standard international dont disposent déjà tous nos partenaires.
Dans cette même perspective internationale, j'ai été tout à fait heureux de constater votre appui au dispositif des magistrats de liaison, dont nous venons de célébrer le dixième anniversaire. C'est là une institution discrète mais pragmatique et particulièrement efficace pour nourrir la qualité des échanges internationaux. La coopération judiciaire très forte avec notre pays voisin l’Espagne en est un exemple. Sans cet échange, le dialogue et la partenariat serait impossible.
La création du "procureur européen", que vous appelez de vos vœux, fait évidemment partie de ma politique. Je souhaite donc, comme Valéry Giscard d’Estaing l’avait proposé, la création d'un procureur collégial et je suis convaincu que cette réforme importante aboutira quand l'ensemble de nos partenaires auront appréhendé son intérêt.
3 - Pour aller plus loin, je voudrais à présent revenir sur deux perspectives que votre rapport ouvre sur des questions plus difficiles car plus prospectives.
C'est évidemment là pleinement votre rôle et je voudrais aujourd'hui vous marquer mon intérêt pour ces idées et vous indiquer quelques réflexions personnelles.
- Vous souhaitez vivement que le recours au pénal diminue, au bénéfice d'autres formes d'intervention de la justice.
La procédure pénale apparaît aux victimes comme à l’ensemble de la société comme le seul réel recours contre les préjudices que notre société subit. Mais ce recours systématique conduit à une procédure souvent lourde et complexe que tout le monde aurait intérêt à éviter.
C'est, je crois, une évolution souhaitable de l'ensemble de notre système. Plus exactement, il me semble utile de concentrer et de développer les poursuites pénales sur les cas graves, c’est à dire sur les cas relevant d’infraction aux normes qui portent atteinte aux victimes et à la société tout entière. Il s’agit par exemple de la criminalité organisée ou des atteintes aux biens ou aux personnes. Quand cela est possible, il me semble cependant préférable de développer d'autres formes de régulation.
Par exemple, nous avons évidemment intérêt, comme vous le soulignez, à éviter l'encombrement des pôles financiers pour des affaires se terminant dans la plupart des cas en non-lieu : mieux vaut que les magistrats spécialisés dans ces secteurs se consacrent à la véritable délinquance financière plutôt que de devoir gérer des procédures qui ne sont souvent que des leviers dans des négociations privées.
Ce mouvement est déjà engagé. Je rappelle qu'il y a quinze ans les chèques sans provision relevaient, quasi systématiquement, du pénal.
J'ai poursuivi ces évolutions au cours des textes de droit économique que j'ai proposés au cours des derniers mois. Par exemple, il m’a paru logique de considérer que l’absence de la mention « SA » ou « SARL » sur le papier à entête d’une entreprise était plus opportunément corrigée par une injonction au civil que par la qualification pénale qu’il était possible de lui donner.
Nous nous heurtons cependant à la difficulté de trouver, au civil, une vraie alternative crédible et pertinente à la sanction pénale.
Ainsi, les praticiens m’ont indiqué que les nullités que nous avons introduites dans la loi pour sanctionner les erreurs de procédure dans les décisions des organes sociaux des entreprises posent de réels problèmes ou sont ressenties comme telles. Il nous faudra sans doute revoir cela avec attention.
Je travaille également avec Henri Plagnol sur les sanctions administratives qui pourraient se substituer à certaines poursuites pénales, par exemple en matière d'urbanisme et d'environnement. Nous avons mandaté un groupe de magistrats de haut niveau pour examiner cette question.
- Vous évoquez d'ailleurs la crédibilité de la procédure civile en traitant la question de la fixation des indemnités dans le procès civil. Nous avons là, un problème extrêmement important à résoudre.
Vous soulignez, à juste titre, que le juge n'est pas le mieux placé pour apprécier les dommages et le montant des réparations qui seraient appropriées. Vous sous-entendez que la sanction civile, quand elle est financière, est souvent trop faible. C’est une réalité que l’on constate lorsque l’on compare les autres systèmes judiciaires.
Je partage ce sentiment :
- elle est en général trop faible pour être dissuasive à l’égard de ceux qui seraient tentés d’enfreindre aux règles ;
- elle est aussi souvent trop faible pour donner un sentiment de juste réparation aux victimes.
Vous proposez donc que, pour les affaires opposant des acteurs économiques, le juge décide du principe des responsabilités et s'en remette aux parties pour négocier l'indemnisation.
Ce serait là une réforme majeure.
Elle pose cependant, sous certains aspects, la question le rôle du juge, dont le rôle ressortirait comme plus distant par rapport à la réalité des situations. Ainsi, elle renforcerait son image d’arbitre. Elle lui ôterait cependant une partie de sa compétence de « réparateur des erreurs de la société ».
Surtout, une telle évolution vers une "médiation sous contrôle judiciaire" pose le problème à la fois pratique et structurel pour la justice, de ce qu'est une "affaire opposant des "acteurs économiques" : en bref, quels sont les critères qui pourraient être retenus pour considérer que les parties sont de forces et compétentes suffisamment proches pour négocier entre elles ? Tout cela nous emmène en partie vers la question centrale de l'égalité devant la justice.
Une telle réforme me paraît donc intéressante mais difficile. Je m'engage à y réfléchir.
Pour terminer, je voudrais revenir sur votre proposition d'envisager une étude du coût des procédures.
Je ne considérerai pas cette perspective en elle-même mais en la mettant en regard de votre souhait de développer les études d'impact dans les processus législatifs et réglementaires.
Je pense que vous avez pleinement raison. Je suis également convaincu que nous avons intérêt à développer une culture de l’évaluation dans le monde juridique. Les avocats y parviennent bien : pourquoi les pouvoirs publics ne feraient-ils pas de même ? Mais, là aussi, la théorie trouve sa limite dans la pratique.
Je progresse donc pas à pas en mettant, par exemple, en place un dispositif trimestriel de suivi des statistiques judiciaires afin de pouvoir allouer les moyens des juridictions de façon efficace. L'entrée en vigueur de la loi organique sur les lois de finances, dite LOLF, nous amènera à faire une étape supplémentaire sur le chemin que vous tracez en responsabilisant les chefs de cour et de juridiction et en donnant des objectifs à l’administration de la justice, que le Parlement examinera tous les ans. J’estime être comptable des moyens qui me sont donnés.
Au total, il me semble légitime que les Français sachent le coût des plaintes qu'ils déposent et que le Parlement connaisse les conséquences financières des allégements ou des compléments de procédures qu'il vote.
*
* *
Je voudrais, pour conclure, vous remercier très sincèrement encore de cette contribution très riche que vous vous apprêtez à livrer, qui dépasse largement la simple question de la judiciarisation de l'économie. Elle montre l'imbrication forte de l'ensemble des sujets. Elle illustre la complexité de la justice. Elle donne à la fois des pistes de court terme et de long terme qui me permettront, au sein du Gouvernement, de continuer à réfléchir et à agir.