Assises Nationales de la Protection Juridique des Majeurs
Publié le 08 novembre 2017
Discours de Nicole BELLOUBET, garde des sceaux, ministre de la justice
Espace Reuilly, Paris 12ème
Mercredi 8 novembre 2017
Seul le prononcé fait foi
Madame et Monsieur les directeurs généraux,
Monsieur le président,
Mesdames, Messieurs,
Je me réjouis d’être présente à ces assises nationales : la protection des majeurs vulnérables est une question essentielle à mes yeux et vos assises proposent opportunément d’établir un bilan, 10 ans après, de la réforme intervenue en 2007 et d’envisager l’avenir.
Je suis donc très heureuse d’être présente pour l’ouverture de vos travaux, qui seront suivis avec beaucoup d’attention par la direction des affaires civiles et du sceau.
Le nombre de participants et la qualité des intervenants démontrent l’importance de cet événement, qui permettra jusqu’à demain soir des échanges nourris et riches.
L’interfédération élargie (CNAPE, FNAT, UNAPEI, UNAF, ANJI, ANDP, ANMJPM et FNMJPM) qui organise ces assises regroupe despartenaires reconnus et précieux des pouvoirs publics.
Je saisis donc l’occasion qui m’est ici donnée de rendre hommage au travail remarquable de tous ceux qui jour après jour, grâce à leur dévouement et avec toute leur énergie écoutent, accueillent et accompagnent les plus vulnérables d’entre nous et leur famille. Je veux saluer cet engagement dont je mesure le rôle essentiel et auquel je suis très sensible.
La protection juridique des majeurs concernait, en 2005, 700 000 personnes. En 2016, elles étaient 725 000 [1]. L’objectif premier de la loi de 2007, tendant à contenir la croissance du nombre de mesures, a donc été atteint malgré l’accélération du vieillissement de la population dans cet intervalle. Force est toutefois de constater que le nombre de mesures prononcées n’a pas diminué, contrairement à ce qui était attendu.
S’il existe un consensus général sur la qualité de la réforme de 2007, qui a constitué un indéniable progrès sur le plan des droits des majeurs protégés, sa mise en œuvre appelle néanmoins des questions, à l’image des rapports respectifs de la Cour des comptes et du Défenseur des droits en septembre 2016. Au terme de ces dix années, nous devons donc réfléchir à des évolutions.
Afin de disposer d’éléments précis sur les conditions réelles d’application la loi et sur les publics concernés, d’anticiper les contraintes auxquelles nous devrons faire face, une enquête a été réalisée par le ministère de la justice. L’ensemble des tribunaux d’instance du territoire ont transmis une copie des décisions relatives à l’activité des services des tutelles rendues au cours du mois d’octobre 2015. Au final, 57 583 décisions ont été reçues par le service statistique de la chancellerie.
Les résultats définitifs de cette étude seront publiés au début de l’année 2018 mais je peux déjà vous annoncer qu’elle donne des indications particulièrement éclairantes sur les profils des personnes bénéficiant d’une mesure de protection et sur leurs conditions de vie, qui apparaissent précaires.
Or, chacun sait que pour ces publics très défavorisés, la prise en charge de la mesure de protection incombe principalement aux associations aujourd’hui ici présentes.
Les majeurs concernés sont âgés en moyenne de 65 ans. Les majeurs sous tutelle sont en moyenne beaucoup plus âgés que les majeurs sous curatelle puisque les premiers ont en moyenne 73 ans tandis que les seconds ont 58 ans.
L’allongement de la durée de la vie et l’accroissement de la population âgée de plus de 80 ans vont donc avoir un impact très important sur le nombre de mesures prononcées dans les années à venir.
Or, je sais - et le gouvernement sait - que les mandataires judiciaires à la protection des majeurs sont déjà surchargés de travail et que les conditions d’exercice de leurs fonctions sont difficiles. Le recours massif à des mandataires professionnels ne peut donc être la réponse appropriée.
C’est pour cette raison que le ministère de la justice a d’ores et déjà engagé des actions concrètes afin d’ajuster la loi aux principes de nécessité, de subsidiarité et de proportionnalité des mesures de protection juridiques, sur lesquelles je vais revenir brièvement.
Mais des efforts sont encore nécessaires et il est impératif de mener une réflexion d’ampleur avec l’ensemble des acteurs concernés, dont je vous présenterai les contours.
I – Tout d’abord, des actions concrètes ont été engagées
- Le premier axe a été celui du renforcement de la primauté familiale
Afin de favoriser les prises en charge familiales, le gouvernement a créé l’habilitation familiale par ordonnance du 15 octobre 2015. Ce mandat familial délivré par le juge à un proche, permet à ce dernier de représenter la personne, pour certains actes précis réalisés en son nom ou de manière générale, en allégeant les formalités pesant sur les familles.
Il s’agit ainsi d’un dispositif plus souple au quotidien que la tutelle et qui permet de réaffirmer la confiance de l’Etat dans la famille pour protéger l’un des siens.
Cette habilitation répond à une attente forte des familles, qui souhaitent s’affranchir à juste titre de la « tutelle » du juge. J’estime qu’en l’absence de conflit, rien ne s’y oppose.
Les premiers chiffres de cette mesure sont encourageants puisqu’en 2016, année de son entrée en vigueur, plus de 5 000 demandes avaient été formulées, ce qui démontre que les familles se sont emparées de ce nouvel outil.
Cette mesure devra encore bénéficier d’une publicité accrue, et je souhaite que soit engagée une réflexion sur la possibilité de l’étendre aux hypothèses d’assistance et non plus seulement de représentation.
Je souhaite également que soit envisagée la possibilité d’instituer une « passerelle » afin de permettre au juge, saisi d’une demande de tutelle ou de renouvellement, de prononcer cette mesure familiale lorsque les intérêts du majeur sont suffisamment garantis par son entourage.
Vous avez à l’évidence un rôle à jouer dans le développement de cette mesure. Vous qui participez à la vie des majeurs protégés, vous êtes les plus à mêmes de déceler une situation familiale sécurisante pour le majeur.
En effet, il est des situations dans lesquelles l’intervention d’un professionnel est nécessaire au moment de l’ouverture de la mesure de protection afin notamment de permettre à chacun de trouver ou retrouver sa place mais, une fois cet objectif rempli, l’entourage du majeur est assez solide pour l’accompagner dans ses démarches.
- Le second axe a été valoriser l’expression anticipée de la volonté
Instauré par la loi de 2007, le dispositif du mandat de protection future était une des principales innovations de ce texte. Il permet à une personne de désigner à l'avance la ou les personnes qu'elle souhaite voir être chargées de veiller sur sa personne et, le cas échéant, sur tout ou partie de son patrimoine, pour le jour où elle ne serait plus en état, physique ou mental, de le faire seule.
Il met en exergue une expression anticipée de la volonté plutôt qu’un processus judiciaire.
Ce dispositif n’a cependant pas eu le succès escompté puisqu’environ 5 000 mandats seulement ont été mis en œuvre depuis 2009. L’une des explications de cet échec se trouve sans doute dans l’absence de publicité de la mesure, qui peut être inconnue du juge saisi d’une demande de protection du majeur.
C’est pourquoi la loi du 28 décembre 2015 relative à l'adaptation de la société au vieillissement a prévu la mise en place d'un registre spécial aux fins qu'y soient enregistrés les mandats de protection future (MPF), ce qui est désormais prévu à l’article 477-1 du code civil.
Je suis convaincue qu’il faut améliorer les différentes modalités de publicité des mesures de protection.
En pratique, une personne peut ainsi prendre de nombreuses dispositions pour anticiper une incapacité éventuelle : un mandat de protection future pour les décisions sociales affectant l’entreprise qu’elle dirige, des procurations bancaires au bénéfice de son conjoint, la désignation d’un proche en tant que personne de confiance médicale… sans que le juge ait nécessairement connaissance de celles-ci, ce qui peut l’amener, lorsqu’il est saisi aux fins d’ouverture d’une mesure de tutelle, à statuer sans être parfaitement éclairé.
Je vais demander à mes services de me faire des propositions sur ce sujet dans un souci de simplification.
II – J’en viens aux pistes d’amélioration
- Il est nécessaire de repenser le contrôle de la mesure
Il conviendra tout d’abord d’assurer l’efficience du contrôle de la mesure par le juge lorsqu’un tel contrôle est nécessaire. Cette réflexion doit être menée en parallèle avec celle portant sur le statut des mandataires judiciaires. En effet, bien que cette profession fasse l’objet de critiques, votre capacité à vous organiser et à réfléchir à l’exercice de votre mission doit être saluée publiquement.
Le ministère de la justice participe actuellement à un groupe de travail piloté par le ministère des solidarités et de la santé en vue d’élaborer un référentiel sur l’éthique et la déontologie des mandataires judiciaires à la protection des majeurs.
Par ailleurs, vous le savez, le contrôle des comptes de gestion n’est pas assez effectif ni uniforme sur le territoire. Afin d’épauler les directeurs des services de greffe, un décret a été publié en 2011 pour permettre l’assistance des huissiers de justice, mais cette modalité de contrôle est très peu utilisée.
Or l’effectivité de ce contrôle doit être réelle : c’est une protection pour le majeur bien sûr, mais c’est aussi une protection pour vous, mandataires judiciaires, car c’est ce contrôle qui fera taire les critiques et lèvera les suspicions.
Ces difficultés ne sont pas nouvelles, elles sont identifiées, il est temps de dégager des solutions efficaces. Je serai très vigilante sur les propositions qui se dégageront qui doivent à mon sens d’un côté permettre un contrôle effectif, mais ne pas faire peser pour autant un nouveau coût financier sur les personnes les plus vulnérables.
- Je veux ainsi pour terminer aborder les dispositifs qui permettront de mieux garantir l’autonomie de la volonté des personnes protégées
S’il apparaît important de conserver l’intervention du juge au moment de l’ouverture et du renouvellement de la mesure, par nature privative ou restrictive de liberté individuelle. En revanche, lors de la mise en œuvre de la mesure judiciaire de protection, le recours au juge pourrait être réservé aux cas de conflit ou de suspicion sur les conditions d’exercice de la mesure.
Le régime des autorisations du juge des tutelles pourrait ainsi être allégé lorsque des garanties suffisantes existent.
Plus généralement, une réflexion pourrait être menée sur l’opportunité d’une mesure judiciaire unique, prononcée par un « juge de la protection des majeurs » recentré sur sa mission de garant des libertés individuelles et des droits fondamentaux.
En effet, malgré un vaste éventail de mesures pouvant être prononcées, il doit être tiré des conclusions du fait qu’en pratique, lorsqu’une tutelle est prononcée, elle s’applique par principe à tous les actes, de sorte que la graduation de la mesure n’est pas réellement effective : 99% des tutelles prononcées sont des mesures générales s’appliquant tant aux biens qu’à la personne. C’est ce que nous reproche la Rapporteur spéciale des Nations Unies, qui souligne à juste titre que la mesure qui protège est également une mesure qui prive la personne de sa capacité juridique, atteinte aux droits qu’il faut minimiser, sinon supprimer.
Or, la décision judiciaire devrait être adaptée à chaque situation individuelle, en précisant l’étendue de l’intervention du juge, en indiquant si le majeur doit être assisté ou représenté et en détaillant, dans les deux cas, les actes concernés.
Une telle mesure faciliterait en outre le travail du mandataire judiciaire.
Dans le prolongement des rapports de la Cour des comptes et du Défenseur des droits, la réflexion devrait également porter sur l’ouverture des mesures d’accompagnement social aux autres revenus que les prestations sociales pour recentrer les mesures judiciaires impliquant un suivi et un contrôle juridictionnel, sur les seuls majeurs nécessitant une réelle protection.
Enfin, je souhaite que la réflexion porte sur l’exercice des droits fondamentaux des majeurs protégés.
Je pense au droit de vote, au droit au mariage, aux discriminations subies (j’évoquais à l’instant l’interdiction totale de donner leur sang, même pour les majeurs sous curatelle) et à la réalité de l’autonomie de la volonté en matière médicale et sociale.
On peut en effet s’interroger sur la nécessité d’une autorisation du juge pour toute décision ayant pour effet de porter gravement atteinte à l'intégrité corporelle de la personne protégée : Est-il pertinent de prévoir l’autorisation du juge pour statuer sur une intervention chirurgicale préconisée par le médecin, lorsque le majeur et son protecteur y consentent ?
Voici quelques pistes pour cette réflexion, qui s’inscrit dans le cadre la politique menée par le gouvernement sur le handicap, priorité du quinquennat, et dans la mission que m’a confiée le premier ministre, pour une meilleure mise en œuvre de l’accompagnement des personnes présentant une vulnérabilité, qu’elle soit due au handicap, au grand âge ou à la maladie.
J’ai demandé au Directeur des au Directeur des Affaires civiles et du Sceau de mettre en place un groupe de travail très rapidement pour remettre à plat l’architecture des régimes de protection des majeurs. La ligne directrice doit être claire : il faudra prendre en considération à tout moment dans nos réflexions les droits fondamentaux des personnes vulnérables.
Sachez que je conduirai avec les autres ministères concernés cette réflexion ambitieuse.
Je ne doute pas l’interfédération apportera une contribution essentielle et je compte sur vos travaux.
Je vous souhaite des échanges fructueux et des assises stimulantes.
Je vous remercie.
[1] 3 000 personnes sous sauvegarde de justice autonome,
338 000 curatelles - 384 00 tutelles