[Archives] Prestation de serment des auditeurs de justice à l'ENM à Bordeaux

Publié le 05 février 2004

Discours du Garde des Sceaux, Ministre de la Justice

Temps de lecture :

9 minutes

Monsieur le Député,
Monsieur le Préfet,
Monsieur le Premier Président,
Mesdames et Messieurs les hauts magistrats,
Mesdames, Mesdemoiselles et Messieurs les auditeurs de justice,

C’est un réel plaisir pour moi de venir ce matin à l’Ecole Nationale de la Magistrature pour vous rencontrer. Une des choses que je regrette après être entré en politique, c’est d’avoir abandonné des fonctions d’enseignant. C’est un souvenir qui reste pour moi très positif.

Cette journée est importante pour chacune et chacun d’entre vous car elle constitue la première étape d’une vie professionnelle toute entière consacrée à la Justice. Vous avez travaillé dur et réalisé un rêve. Votre projet a été construit et atteint, les choses deviennent réalité.

Etre magistrat aujourd’hui c’est d’abord un engagement de chaque instant ;

I - Un engagement de chaque instant

Depuis que j’exerce les fonctions de Garde des Sceaux je vais régulièrement à rencontre des magistrats dans les juridictions. Je rencontre des femmes et des hommes :

  • qui exercent un métier difficile comportant de lourdes responsabilités. Je ne le dis pas pour vous décourager. Vous serez certainement placés dans des situations où la responsabilité sera lourde.
  • animés par la passion de leur profession et qui s’investissent pleinement dans leurs fonctions.

En entrant dans cette profession après des études longues, un concours difficile et parfois même un autre passé professionnel, pour exercer des fonctions importantes, vous manifestez un véritable engagement au service de la Justice et des justiciables.

Il est évident que par cet engagement vous chercherez à donner le meilleur de vous-même, à tendre vers la perfection. Le mot est exigeant mais je crois que c’est la réalité. Vous découvrirez rapidement que votre tâche n’est pas aisée dans une société où le temps médiatique et le temps judiciaire ne sont pas toujours les mêmes.

Pour autant il faut vivre dans le réel, celui d’une société où le temps médiatique n’est pas celui de votre fonction.

Notre société est devenue au fil des siècles une société de la communication et de l’image, dans laquelle l’information circule très rapidement sur tous les points du globe.

Le travail judiciaire demeure quant à lui centré sur l’écrit, qu’il s’agisse de procès-verbaux, d’expertises, ou bien encore de jugements, avec le temps nécessaire pour faire ce travail.

Comment, avec les contraintes qui sont les siennes, le magistrat peut-il évoluer dans une telle société ?

Cet environnement social, parfois ressenti comme pesant, peut être considéré par certains jeunes magistrats comme une atteinte à leur indépendance.

Oui, nous vivons dans un monde où les repères moraux sont différents et se modifient rapidement, mais pour autant je suis convaincu que cela ne porte pas atteinte à l’indépendance de la Justice et que vous pourrez rendre vos décisions en toute liberté.

L’indépendance c’est d’abord l’indépendance par rapport à soi même. Un état d’esprit, une discipline intellectuelle adoptée par le juge, qui le conduit à se prononcer au vu des seuls éléments du dossier.

L’indépendance des magistrats c’est aussi une nécessité dans une société où le recours au juge est devenu un instrument de régulation sociale.

L’attente par rapport au juge est beaucoup plus forte aujourd’hui qu’elle pouvait l’être il y a 50 ou 10 ans. On demande au juge non seulement de juger, mais aussi de faire de la régulation sociale.

il règle des problèmes qui étaient autrefois traités par d’autres corps de la société ;

son action doit souvent consister à conjuguer le droit et des exigences d’humanité pour rendre une décision juste. Je pense, notamment, aux juges d’instance, aux juges pour enfants ou bien encore aux juges aux affaires familiales.

En corollaire de ce principe d’indépendance il est légitime, bien sûr, que le Parquet soit placé sous mon autorité :

vis à vis des français il est important que la politique pénale définie par le Gouvernement soit la même sur tout le territoire ;

il est essentiel aussi que les orientations mises en œuvre sur le terrain proviennent d’une autorité légitimée par le suffrage universel ;

enfin, le ministère public, représentant de la société, veille à requérir une application uniforme de la loi, partout en France. C’est la garantie d’une justice égale pour tous.

  • n’oubliez jamais que le juge est un serviteur de la loi ;
  • qu’en sa qualité d’autorité constitutionnelle il juge non pas en son nom mais toujours au nom du peuple Français qui l’a investi de ses prérogatives depuis 1789.

Le peuple vous délègue ainsi des pouvoirs très importants, parmi les plus importants de la vie sociale puisqu’ils peuvent aller jusqu’à la privation de liberté et la contrainte.

En contrepartie de ces prérogatives vous vous engagez à défendre des valeurs qui sont exigeantes mais qui font la grandeur de votre mission . Sans vouloir être exhaustif je pense à :

  • l’impartialité : au siège comme au parquet vous avez le devoir de décider sans aucun préjugé ; le juge doit non seulement être impartial mais aussi paraître impartial. Il s’agit de impartialité objective. C’est une ascèse quotidienne, car des préjugés nous en avons tous. Il vous appartiendra donc de les combattre en permanence.
  • l’intégrité qui rime avec l’honnêteté et l’exemplarité dans un monde où parfois les repères moraux s’estompent. Le magistrat a évidemment le devoir de respecter strictement la loi, sous peine de discréditer l’institution dans son ensemble.
  • la dignité : le comportement d’un magistrat doit être conforme à ce que l’on attend de sa fonction. Cette phrase est lourde de signification…
  • la discrétion : le magistrat est bien entendu tenu au devoir de réserve et au secret professionnel. C’est la contrepartie de l’obligation qui lui est souvent faite de pénétrer dans l’intimité des individus, au cœur de leur vie privée.

Ces valeurs sont celles du serment que vous allez bientôt prêter devant vos pairs au cours d’une cérémonie sans doute émouvante dont vous conserverez j’imagine longtemps le souvenir. Ces valeurs doivent vous accompagner tout au long de votre activité professionnelle, dans chaque affaire nouvelle, dans chacun de vos actes. Surtout ne laissez pas l’expérience ou la routine les affaiblir.

La commission d’éthique :

Vous-vous êtes peut-être posé la question de savoir pourquoi j’avais demandé il y a quelques mois à M Jean CABANNES de présider une commission d’éthique.

Je porte avec vous, Mesdames et Messieurs les magistrats, la charge de la Justice et j’ai le devoir d’en assurer la sérénité. Je ne peux pas accepter que se développent des mises en cause injustifiées de magistrats. Il en va de la stabilité et de la crédibilité de l’institution judiciaire.

Je veux aussi adapter la déontologie du magistrat aux caractéristiques de la société actuelle.

Et c’est pour ces raisons que j’ai demandé à la commission d’éthique de me faire des propositions, qu’elle m’a rendues le 15 novembre dernier ;

  • les conclusions du rapport s’articulent autour des 5 idées suivantes :
    • la revalorisation de la prestation de serment ;
    • l’amélioration du suivi de la carrière des magistrats ;
    • l’autorité et la responsabilité des chefs de cour ;
    • l’accompagnement en termes de santé des magistrats qui peuvent connaître des situations difficiles ;
    • et enfin la connaissance des règles éthiques ;
  • J’ai souhaité qu’une vaste consultation soit organisée pour permettre à chaque magistrat de s’exprimer sur ce sujet. Cette consultation est en cours.
  • Elle débouchera sur des évolutions concrètes car si les magistrats veulent conserver la confiance indispensable des Français, ils doivent aussi savoir faire évoluer certaines règles conformément à leurs attentes.

Je voudrais maintenant évoquer devant vous la formation qui est la vôtre.


II - Une formation de haut niveau qui doit évoluer au rythme du monde qui l’entoure

Je suis sincèrement très attaché à la qualité de la formation dispensée l’ENM ;

La formation initiale vous permettra de faire face aux fonctions que vous exercerez dans 31 mois. Je souhaite que cette formation soit d’abord :

  • technique et juridique, bien entendu, sur les matières qui sont au cœur de la profession ;
  • je souhaite aussi que cette formation soit ouverte sur le monde : le magistrat doit savoir prendre le pouls de la société qui l’entoure. D’une curiosité intellectuelle constante, il doit être à l’écoute de ses semblables et informé de l’évolution de leurs comportements. La justice ne peut pas être rendue dans une tour d’ivoire.

Ensuite la formation continue, indispensable dans une société comme la nôtre. Elle vous permettra de perfectionner vos connaissances tout au long de votre vie professionnelle ;

  • nationale ou déconcentrée elle sera aussi pour vous l’occasion de prendre parfois un peu de recul par rapport à l’exercice de vos fonctions pour approfondir votre réflexion ;

En effet je crois que le juge s’inscrit dans une dynamique, dans un contexte professionnel.

  • il n’est pas seul :
    • n’oubliez jamais que le juge n’est que le maillon, principal mais le maillon, d’une chaîne. Ainsi en matière pénale, avant le substitut il y a les services de police ou de gendarmerie. Après il y a le jugement puis les conditions d’exécution de celui-ci, notamment par la Protection Judiciaire de la Jeunesse ou par l’Administration Pénitentiaire. C’est tout un ensemble qui est concerné.
    • en sortant de l’ENM vous aurez acquis une formation de haut niveau mais il vous manquera encore, pour la plupart d’entre vous, l’expérience ;
    • n’hésitez donc pas à vous entourer des conseils éclairés des magistrats qui seront à vos côtés en juridiction. Toute profession doit harmonieusement concilier la vivacité de sa jeunesse et le recul de ses anciens.
  • Je voudrais évoquer aussi le choix de la peine : je considère que rendre la justice ne doit pas se résumer à appliquer un barême. Le juge n’est pas et ne doit pas être un « distributeur automatique » de peines. Abandonner la personnalisation de la peine ce n’est plus de la Justice.
  • Mais je suis absolument convaincu que la peine doit être dissuasive pour éviter la récidive. Si la première sanction n’est pas dissuasive, il est alors nécessaire que la deuxième sanction soit plus forte.
  • L’exécution de la décision c’est également très important. Au moment de vous prononcer il vous appartiendra aussi de vous interroger sur les conditions de mise en œuvre de votre décision. A la limite il ne sert à rien de rendre un jugement si celui-ci n’est pas ou ne peut pas être exécuté.

Le 3ème sujet que je voulais aborder devant vous c’est celui de la modernisation de la Justice.

III - La modernisation de la Justice

Comme vous le savez les attentes des français sont fortes en matière de Justice ;

Moderniser la Justice c’est améliorer le traitement des affaires, faciliter l’accessibilité à la Justice, garantir la sécurité juridique en rendant des décisions applicables et intelligibles par toutes les parties.

Nous devons aussi faire des efforts pour la réduction des délais de jugement qui facilite l’exécution des décisions de justice. C’est une priorité de mon action et le législateur nous a imposé des objectifs ambitieux en ce domaine, en contrepartie des moyens accordés.

Des moyens humains : le nombre de votre promotion est un signe de leur augmentation. Nous allons recruter en 5 années 950 magistrats et 3.500 personnels de Justice, ces collaborateurs avec lesquels vous travaillerez. Les moyens humains ce sont aussi les juges de proximité.

La modernisation de la Justice ce sont aussi des moyens financiers : ils arrivent dans la durée, pour la deuxième année consécutive le budget de la justice augmente. Cette augmentation est de près de 5 % en 2004, après plus de 7 % en 2003.

Ce sont enfin les contrats d’objectifs : une politique de contractualisation a été engagée avec les cours d’appel.

je veux que votre grande Ecole de la République, évolue au rythme de la société ;

l’importance que j’attache à la formation des magistrats se traduira, avant l’été, par la signature d’un contrat d’objectifs entre la Chancellerie et l’ENM ;

  • je crois que ce contrat sera ambitieux, à la mesure des attentes des français pour la formation de leurs juges ;
  • il pourrait comporter, notamment :
    • un renforcement des formations initiales et continues ;
    • la mise en place d’un centre de ressources pédagogiques et de recherche ;
    • la mise en œuvre de méthodes de gestion modernes (dépense publique, ressources humaines).

Le dispositif des contrats d’objectifs doit être aussi accompagné par :

Des outils juridiques nouveaux :

  • j’ai entrepris de doter l’institution de véritables pôles de compétence pour traiter des contentieux spécialisés :
    • en matière économique et financière : les futurs pôles interrégionaux nous aideront à mieux lutter contre la grande criminalité organisée internationale, contre la grande criminalité en matière économique et financière, comme l’ont fait nos voisins européens ;
    • en matière de terrorisme (Paris) ou de santé publique (Paris et Marseille).
  • Dans le même esprit, j’ai entrepris de doter les juridictions d’outils et d’indicateurs performants pour évaluer leur action, leur mode de fonctionnement, et affecter les moyens avec le maximum de pertinence possible.

Avant de finir mon propos je veux encore vous dire que l’unicité du corps est un sujet qui me tient à cœur. Les Magistrats du siège et du parquet forment un corps unique et qui doit le demeurer.

Enfin, il est important que par la suite vous ayez toujours ce souci d’ouverture sur l’extérieur. Nous sommes sur un effort d’ouverture sur l’Europe, de construction d’un espace judiciaire européen. Pour les magistrats il est important de participer à cette ouverture.


Conclusion

Dans quelques instants, avant votre prestation de serment à la Cour d’Appel, nous aurons l’occasion de dialoguer ensembles.

Je voudrais au préalable vous remercier très sincèrement pour le choix qui a été le vôtre de consacrer votre vie professionnelle à la magistrature. Vous n’avez sans doute pas choisi la facilité car les attentes des Français sont très fortes en ce domaine.
Je vous souhaite vraiment à chacune et chacun d’entre vous de tout cœur une scolarité épanouissante et une pleine et entière réussite pour ce merveilleux métier qui va être le vôtre.

Je vous remercie.