[Archives] Le code civil et l'Europe : Influences et modernité
Publié le 25 octobre 2004
Discours de Dominique Perben, garde des Sceaux, ministre de la Justice au Conseil de l’Europe
Madame la Ministre, Messieurs les Ministres,
Mesdames et Messieurs les Présidents de Cour suprême,
Madame la Secrétaire Générale,
Monsieur l’Ambassadeur,
Mesdames et Messieurs les Ambassadeurs,
Mesdames et Messieurs les juges de la Cour,
Mesdames et Messieurs,
Nous sommes réunis aujourd’hui pour célébrer les 200 ans du code civil français, mais surtout pour apprécier son actualité en Europe, sa modernité. Pourquoi avons-nous choisi cette enceinte à l’occasion du bicentenaire du code civil ?
Le Conseil de l’Europe est aujourd’hui la maison du droit et de la démocratie pour 46 pays de notre continent. Il est donc tout naturel qu’il accueille la réflexion que nous voulons partager avec l’ensemble de nos partenaires européens.
Je tiens à remercier Madame la Secrétaire générale, ainsi que la direction des affaires juridiques du Conseil de l’Europe, en la personne de Monsieur Guy de Vel, pour avoir organisé ce colloque en collaboration avec la Cour de cassation et mon ministère.
Je remercie également la Commission européenne pour le soutien qu’elle apporte à l’organisation de cet événement qui a reçu le label de « journée européenne de la justice civile ».
La célébration du bicentenaire de notre code civil constitue un événement pour les juristes français, mais aussi pour bon nombre de juristes à travers l’Europe et le monde. Notre code a en effet exercé une profonde influence sur les systèmes juridiques que les comparatistes qualifient de systèmes de « droit romain », de « droit civil » ou encore de « droit écrit ».
Cette influence repose d’abord sur des facteurs historiques. Napoléon a utilisé le code civil comme un instrument de politique étrangère. Il l’a imposé en Allemagne, aux Pays-Bas, en Italie notamment. Ce faisant, il entendait aussi développer les idéaux de la Révolution française : la liberté, l’égalité civile et la propriété privée. Appliquer le code civil signifiait alors l’abolition des droits féodaux, la sécularisation du mariage et la légitimation du divorce.
Au-delà des facteurs historiques, l’influence du code civil tient à sa profonde modernité. En rendant tous les citoyens égaux devant la loi, il constitue une étape fondamentale de l’histoire juridique dans le sillage de la philosophie des Lumières et de la Révolution. Avec lui, les rapports entre les hommes ne sont plus le reflet des privilèges hérités de la naissance ou de la religion. Ils sont désormais l’expression des valeurs de liberté et d’égalité, ordonnées par les règles de droit. La place accordée à une très large liberté contractuelle revenait à mettre à l’écart les corps intermédiaires, corporations et églises. La définition de la propriété privée comme le droit « le plus absolu » témoignait aussi du rejet définitif de la féodalité.
La modernité du code civil repose en partie sur ces valeurs fondatrices de la société contemporaine, mais aussi sur les facultés d’adaptation du code à des enjeux nouveaux. Avec les lois bioéthiques de 1994, le corps humain est entré dans le code civil. L’expérience d’un siècle de droit médical est désormais intégrée et le code civil a consacré le respect du corps humain.
Par ailleurs, l’impact des nouvelles technologies - je pense en particulier à l’électronique et à l’informatique - a modifié la théorie générale des contrats. Ainsi, depuis quatre ans, de nouveaux articles ont introduit dans le code civil la « signature électronique ».
Il est un domaine qui a connu de formidables évolutions au cours du siècle dernier : l’environnement. Nous avons tous été témoins des agressions irréversibles que subit notre planète à l’occasion de grandes catastrophes écologiques. Nous avons pris conscience des risques graves que le développement économique et technique irraisonné peut faire courir.
La mise en œuvre du droit de l’environnement est compliquée par la pluralité des enceintes juridictionnelles concernées. En outre, les instruments internationaux prévoient des limites à l’établissement des responsabilités. Le Président de la République a fait adopter la Charte de l’environnement, qui reconnaît le droit de tous de vivre dans un environnement sain et équilibré. Dans la même perspective, je souhaite que soit menée une réflexion sur la façon dont pourraient être mis en œuvre, à l’échelon régional, des moyens de prévention, d’enquête et de réparation efficaces des catastrophes écologiques transnationales.
En offrant un cadre juridique à la fois rationnel et souple, le code civil a pu affirmer sa vocation universelle. Son esprit et ses principes ont inspiré de nombreux législateurs en Europe, mais aussi en Amérique latine, au Moyen-Orient et en Asie.
En Amérique latine, les juristes ont montré un très profond attachement à l’esprit du code civil et aux valeurs révolutionnaires dont il était porteur.
En Louisiane et au Québec, la recherche de l’ordonnancement des normes a fait du code civil et de la méthode de codification française un modèle à suivre.
Même si aujourd’hui beaucoup de pays ont pris de la distance avec le contenu du code civil français, ils n’en restent pas moins fidèles à l’idée de codification. Ainsi, les juristes brésiliens estiment que leur nouveau code civil, entré en vigueur en 2003, demeure le pilier de leur droit privé. Pourtant le contrôle de constitutionnalité, auquel les dispositions de ce code ne manqueront pas d’être soumises, a modifié l’équilibre de leur système juridique. Dans une perspective similaire, le nouveau code civil du Québec s’attache à la définition d’un droit commun, tout en se référant à la Charte des droits et libertés. Nourri d’une culture juridique française qui a évolué pendant plusieurs siècles, mais aussi d’autres droits européens ainsi que de common law, ce nouveau code civil témoigne de la vigueur de la tradition civiliste aujourd’hui.
Sur les autres continents, la codification a aussi connu un regain de succès. L’adoption d’un code civil peut apparaître comme une façon d’affirmer la modernité d’un système juridique et l’ouverture à l’économie de marché : c’est le cas du Vietnam ou de la Chine.
C’est une démarche encore plus ambitieuse qui a conduit en Afrique subsaharienne à l’élaboration du droit OHADA (Organisation pour l’harmonisation du droit des affaires en Afrique). Le droit des affaires a en effet été codifié à l’échelon régional, de manière à favoriser le développement économique.
Grâce à sa souplesse, le code civil a été en mesure d’intégrer des influences extérieures au fil de l’histoire. Code d’un pouvoir impérial, il est devenu le code d’une démocratie. Outil d’unification de la société française pour le pouvoir napoléonien, le code civil est devenu le ciment de cette société. Dix constitutions se sont succédées et le code s’est accommodé de la monarchie, de l’empire comme des Républiques.
Code d’une nation souveraine, il est désormais imprégné de droit européen. Ainsi, la directive européenne sur la responsabilité du fait des produits défectueux figure désormais dans notre code civil, au même titre que les dispositions régissant la nationalité.
Alors aujourd’hui, l’avenir du code civil est-il européen ?
Je crois que oui, l’avenir européen du code civil présente de multiples facettes. Comme vous le savez, la France s’est engagée dans la réflexion lancée par la commission européenne pour définir un « cadre commun de référence » : il s’agit de donner un contenu commun aux concepts usuels du droit des contrats.
Nous avons souhaité et obtenu que les Etats membres ainsi que les acteurs économiques soient associés à cette réflexion Des propositions concrètes et accessibles doivent en effet être dégagées afin d’opérer un rapprochement des droits nationaux sans bien évidemment aboutir à une uniformisation réductrice.
Le droit civil joue, en effet, un rôle fondamental : à travers la personne, la famille et les obligations, il structure les relations entre les individus et contribue à façonner l’identité d’une société. Au fil des siècles, chaque pays européen a développé un droit civil qui lui est propre, qui correspond à sa culture.
Cependant, des convergences apparaissent au sein de la mosaïque des systèmes juridiques européens. Les droits de l’homme et les libertés fondamentales issus des instruments adoptés par le Conseil de l’Europe et garantis par la Cour européenne des droits de l’homme constituent le socle d’un ordre public commun aux 46 Etats membres. Ils orientent aujourd’hui la réflexion, le cadre légal et la pratique des juristes européens.
Le Conseil de l’Europe et la Cour européenne des droits de l’homme manifestent le même égard pour les cultures juridiques de chaque Etat et ne recherchent pas l’unification du droit.
Ils définissent des standards minimaux, mais laissent aux Etats une marge d’appréciation dans les modalités de leur transposition en droit interne. Il convient de souligner que ces standards sont évolutifs, car la Convention européenne des droits de l’homme est un instrument vivant.
D’ailleurs, la construction de l’espace judiciaire de l’Union est loin d’être étrangère au Conseil de l’Europe à la Cour et à leurs membres. Si nous pouvons progresser vers davantage d’harmonisation et de reconnaissance mutuelle, c’est en partie grâce au précieux travail qu’ils ont accompli depuis plusieurs décennies. Ils contribuent tous les jours à créer un climat de confiance mutuelle entre les Etats parties à la convention. Je tiens d’ailleurs à profiter de l’occasion qui m’est donnée à cette tribune pour rendre hommage aux hommes et aux femmes qui les animent. Ils participent à la quête perpétuelle d’une vraie démocratie et d’une meilleure justice pour les citoyens d’Europe. A cet égard, la réflexion engagée sur la qualité de la justice dans le cadre de la Commission Européenne pour l’Efficacité de la Justice est appelée à jouer un rôle déterminant.
Dans le cadre de l’Union européenne, notre action est guidée par le souci constant de faciliter la vie quotidienne de nos concitoyens, de favoriser le développement économique et de nous donner les moyens de lutter contre la criminalité la plus grave. Pour cela, l’harmonisation est parfois nécessaire, surtout dans le domaine procédural.
Par exemple, les séparations de couples transfrontaliers posaient des problèmes si douloureux que, pour y mettre fin, nous avons décidé de mettre en place des instruments juridiques adaptés. Le règlement Bruxelles II bis fixe désormais les règles de compétence, de reconnaissance et d’exécution des décisions, quels que soient la nature de la filiation des enfants et le statut matrimonial de leurs parents. De manière tout à fait essentielle, il vise à protéger l’enfant des comportements parentaux illicites.
Le principe de la reconnaissance mutuelle nous paraît plus efficace dans d’autres domaines. Il implique qu’un Etat membre reconnaisse les effets ou exécute les décisions judiciaires d’un tribunal d’un autre Etat membre, comme si ces décisions émanaient de ses propres juridictions. La mise en œuvre du mandat d’arrêt européen en est l’illustration la plus marquante.
Nous travaillons aussi à des rapprochements encore plus approfondis. Avec Madame Zypries, ma collègue allemande, nous travaillons à la création d’un casier judiciaire européen ; les Espagnols nous ont rejoint. Dans le domaine civil, nos services législatifs mènent une réflexion commune au sujet de la réforme du droit des tutelles. Cette collaboration nous conduira à élaborer sinon des textes identiques, du moins des textes aux dispositions compatibles.
Aujourd’hui, l’évolution de notre droit, de notre droit civil notamment, est faite d’influences croisées. La jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme exerce une profonde influence sur notre justice et sur notre droit civil.
Elle résulte d’une lente appropriation des méthodes d’interprétation de la Cour et d’une meilleure connaissance de sa jurisprudence par le juge français. Le rôle des cours suprêmes des Etats membres dans cette révolution a été déterminant. Cette évolution témoigne aussi d’une vision plus internationale du droit. La place prépondérante de la Cour de Strasbourg parmi les sources du droit nous paraît aujourd’hui naturelle.
L’influence de la Convention européenne des droits de l’homme se manifeste aussi par la mise en conformité des dispositions législatives, qui ont pu donner lieu à des constats de violation et à notre condamnation. Ce phénomène touche plus souvent la procédure que le fond du droit.
Toutefois, plusieurs dispositions du code civil ont dû être modifiées pour garantir l’égalité des droits quelle que soit la filiation. Cet exemple témoigne de la convergence progressive que la Cour suscite sur des principes fondamentaux. Depuis l’arrêt Marckx rendu en 1979, les mentalités ont évolué et les modifications apportées au code civil sur le statut de l’enfant adultérin n’ont pas suscité la polémique.
D’ailleurs, l’impulsion donnée par la Cour nous a aidé à réformer notre droit des successions dans un sens favorable au conjoint survivant.
D’autres changements sont intervenus dans notre droit civil pour tenir compte de l’élévation des standards de protection dans la jurisprudence de la Cour. C’est le cas de la législation sur le nom patronymique et de la loi sur l’accès aux origines. L’ordre juridique développé par la Cour de Strasbourg exerce une influence sur le législateur autant que sur le juge.
Si le Conseil de l’Europe et la Convention européenne des droits de l’homme exercent une profonde influence sur notre code civil, la modernité de notre code y trouve également un écho.
Le principe de codification, dont notre code a été le symbole à l’époque contemporaine, fait partie des outils que propose le Conseil de l’Europe lorsque des Etats font appel à son expertise juridique.
Après la chute du mur de Berlin, il a assisté les Etats de l’Est de l’Europe désireux de se doter d’une législation compatible avec les standards démocratiques européens. Dans le cadre de sa mission, le Conseil de l’Europe n’a privilégié ni la common law ni le droit écrit. Pourtant, force est de constater que ces Etats ont choisi la codification. Ce choix s’explique sans doute par les principes d’ordonnancement et de hiérarchie des normes, qui structure la démarche codificatrice. Je me réjouis d’ailleurs que d’éminents représentants de ces Etats soient présents aujourd’hui pour nous faire partager leur expérience aujourd’hui.
Les principes de clarté et d’accessibilité du droit que le code civil a illustrés avec éclat depuis deux siècles ont aussi été consacrés à plusieurs reprises par la jurisprudence de la Cour.
Dans un univers caractérisé par la prolifération des normes et par l’enchevêtrement des ordres juridiques nationaux et supranationaux de tels principes doivent guider la démarche du législateur et permettre d’assurer la sécurité juridique.
Je vous remercie et vous souhaite de fructueux travaux.