[Archives] Commission de la laïcité
Publié le 14 novembre 2003
Intervention de Monsieur Dominique PERBEN
Monsieur le Président, Mesdames, Messieurs,
Je vous remercie de m’avoir invité à aborder avec vous ce sujet si important de la laïcité.
Je souhaite aujourd’hui vous faire part de mes convictions. Mais je veux aussi, très simplement, vous dire, sur certaines des questions qui se posent, mes interrogations.
Ces convictions et ces interrogations répondent à la complexité du sujet sur lequel le Président de la République vous a confié une mission de réflexion et de proposition. J’espère apporter ma pierre à cette réflexion. Mais je ne prétendrai pas vous apporter « la » solution . Je ne suis notamment pas venu vous dire, alors que certains croient pouvoir ainsi résumer vos travaux, s’il « faut » ou non une loi. A cet égard je suis, moi aussi, dans l’attente du fruit de vos travaux.
Ces travaux interviennent dans un contexte renouvelé de notre société. Celle-ci a profondément changé depuis la décolonisation. Elle comprend en métropole, pour la première fois, plusieurs millions de musulmans. Notre conception traditionnelle de la laïcité est interpellée par cette situation. Je suis convaincu que notre pays ne pourra la gérer harmonieusement en niant qu’il est lui-même en mutation. Mais, d’autre part, il ne s’agit pas pour autant de renoncer aux convictions et aux valeurs qui ont fait la République. C’est en maîtrisant ce double mouvement que nous ferons face ensemble à ce monde qui change.
La laïcité figure, avec l’égalité, dès l’article 1er dans notre Constitution. Ces principes de laïcité et d’égalité sont profondément ancrés dans notre conception de la démocratie et de l’Etat.
Alors que le principe d’égalité, véritable pierre angulaire de notre droit, a déjà fait l’objet de longs développements dans la jurisprudence du Conseil constitutionnel. Il n’en va pas de même en ce qui concerne le caractère laïc de la République. Il ne fait toutefois guère de doute que les principes figurant à l’article premier de la loi du 9 décembre 1905 concernant la séparation des Eglises et de l’Etat sont au nombre des principes fondamentaux reconnus par les lois de la République.
Cette laïcité prend parfois une double forme. D’une part elle peut être une laïcité de combat, une laïcité militante. Dans cette optique politique, elle vise à faire évoluer la société. D’autre part, la laïcité peut également être une laïcité d’ouverture et de tolérance. Dans cette optique juridique de liberté publique, elle est plus protectrice et apaisante.
Mais au delà de cette double forme de la laïcité, il faut souligner que la laïcité républicaine n’est pas la négation du fait religieux. Si la République est laïque, le citoyen, au sens le plus large, ne l’est pas nécessairement. Il est libre de ses convictions, qu’elles soient politiques, philosophiques mais aussi religieuses . La République assure sa liberté de conscience et garantit le libre exercice des cultes.
Si les pouvoirs publics ne reconnaissent, ne salarient ou ne subventionnent aucun culte, la loi de 1905 organise elle-même des exceptions à ce principe par exemple pour les aumôneries.
Ainsi est réalisé l’équilibre qui, depuis le début du XXème siècle, a permis au principe de la laïcité républicaine de traverser le siècle sans susciter d’importantes polémiques : la neutralité, règle fondamentale du service public, est le pendant nécessaire de la liberté de l’individu, dans le domaine religieux comme dans tous ceux qui relèvent de la liberté de penser.
Le débat sur la laïcité qui s’est développé depuis une quinzaine d’années n’a pu recevoir une réponse totalement satisfaisante, du moins dans les faits. La question est bien aujourd’hui de savoir comment nous allons collectivement trouver la réponse à cette situation.
Je voudrais articuler mes propos autour de trois points :
- la situation dans l’institution judiciaire (1),
- la nécessaire articulation laïcité/égalité (2)
- les pistes de réflexion pour le futur (3).
I – La situation dans l’institution judiciaire
Depuis longtemps, le débat sur la laïcité est notamment centré sur la question de l’école, creuset de l’intégration en charge de la formation des futurs citoyens. Du reste, la laïcité n’est un objet de réglementation ou de législation que pour l’Education nationale.
Il n’est par conséquent pas étonnant que le renouveau de ce débat soit lié au comportement d’élèves. Chacun sait que, en 1989, confronté à plusieurs cas de jeunes filles de confession musulmane refusant de retirer leur voile islamique dans l’enceinte scolaire, le ministre de l’Education nationale de l’époque a saisi le Conseil d'Etat d’une demande d’avis portant sur la question de la compatibilité du port de signes d’appartenance à une communauté religieuse avec le principe de laïcité.
La réponse de la Haute Assemblée est, dans son principe, remarquable . Elle consiste à garantir la liberté de conscience des élèves, ce qui proscrit toute interdiction générale et absolue du port de signe d’appartenance religieuse, tout en ménageant ce qui constitue sa limite traditionnelle, c’est-à-dire la neutralité du service public.
La liberté de l’élève s’arrête là où commencent les exigences du service public de l’éducation : il ne peut y avoir d’atteinte aux activités d’enseignement, au contenu des programmes ni à l’obligation d’assiduité.
De même, lorsque le port d’un tel signe n’a plus pour but de manifester une simple appartenance, mais qu’il devient un acte de pression, de revendication ou de prosélytisme, lorsqu’il met en danger la santé ou la sécurité des intéressés ou trouble le fonctionnement du service public, il n’a plus à être toléré.
On retrouve fidèlement la conception de la liberté de l’individu dans le respect de la laïcité de la puissance publique.
Mais cette réponse, on le voit bien aujourd’hui, est critiquée et ce pour deux raisons.
D’abord, elle renvoie aux acteurs de terrain, proviseurs mais aussi professeurs, infirmières et psychologues scolaires le soin de mettre en œuvre au cas par cas une règle qui leur laisse une marge d’appréciation qui les gêne plus qu’elle ne les aide.
Mais c’était bien là le but du Conseil d'Etat : le respect de la laïcité s’entend nécessairement du respect de la liberté de conscience de chacun, ce qui commande un examen au cas par cas. Ces décisions, dans des contextes parfois très dégradés sur le plan social et sécuritaire, sont de plus en plus difficiles à prendre et à assumer par les intéressés.
Ensuite, elle ne règle qu’une partie d’un problème qui a depuis lors pris une ampleur considérable. Le problème de la laïcité reste, pour l’essentiel, un problème d’éducation. Mais il n’est plus exclusivement cela.
Les services publics au sens large sont maintenant confrontés à des cas d’agents exigeant de pouvoir travailler voilés bien que le Conseil d'Etat, dans un avis du 3 mai 2000, ait estimé que « le fait pour un agent du service de l'enseignement public de manifester dans l'exercice de ses fonctions ses croyances religieuses, notamment en portant un signe destiné à marquer son appartenance à une religion, constitue un manquement à ses obligations ».
Dans les hôpitaux, comme l’a relevé devant vous le professeur Henrion, des patients refusent d’être pris en charge par un médecin voilé pendant que des patientes voilées refusent d’être soignées ou accouchées par des hommes.
Je suis, en ma qualité de ministre de la justice, directement confronté à ce problème. Des traductrices sont intervenues voilées lors d’audiences judiciaires. Elles le font alors comme des experts qui ne sont pas des agents du service public de la justice. Elles lui apportent seulement une expertise ponctuelle. Dès lors, il ne peut être porté atteinte à leur liberté de conscience au nom du service public dont elles ne sont pas les agents.
En revanche une élève avocate a manifesté le souhait de prêter serment voilée il y a quelques mois. J’ai donné des instructions pour qu’il ne puisse en être ainsi. Le principe de neutralité du service public s’impose en effet à ceux qui y collaborent directement, auxiliaires de justice et officiers publics ministériels.
Mais c’est peut-être dans le cadre pénitentiaire que se posent les questions les plus aiguës. En ce qui concerne le personnel, l’obligation du port de l’uniforme fait frontalement obstacle au port de tout signe distinctif, qu’il soit politique ou religieux. Aucune transgression des règles applicables en la matière n’a jamais été portée à ma connaissance.
La situation est différente pour les détenus. Les articles D. 432 à D. 439 du code de procédure pénale consacrent au sein de la détention le principe fondamental de la liberté religieuse.
Ce principe impose deux obligations distinctes à l’administration pénitentiaire.
Tout d’abord, elle doit permettre à chaque détenu de satisfaire aux exigences de sa vie religieuse, morale ou spirituelle. Les aumôniers et auxiliaires bénévoles d’aumônerie célèbrent les offices, administrent les sacrements et apportent un soutien moral aux détenus. La correspondance entre les détenus et les aumôneries est libre et sans condition : le courrier n’est pas lu par l’administration pénitentiaire. Dans les nouveaux établissements, une salle poly-culturelle est spécifiquement dédiée à la pratique des cultes.
Les rapports entre l’administration pénitentiaire et les représentants des cultes sont en général excellents. La situation du culte musulman est toutefois un peu particulière car sa représentation est moins structurée que celle des cultes catholique, protestant et israélite qui sont présents dans les prisons françaises depuis très longtemps. La perspective de la création d’une commission « aumônerie » du Conseil français du culte musulman devrait améliorer la situation en permettant d’identifier plus facilement des interlocuteurs représentatifs.
Ce principe de liberté religieuse a aussi pour conséquence que le port du voile par les détenues est toléré, en cellule, sous réserve qu’on puisse toujours s’assurer de l’identité d’une détenue.
Des recommandations sont adressées aux chefs d’établissement pour faciliter l’exercice des cultes, notamment à l’occasion des fêtes religieuses. L’administration s’efforce de proposer des régimes alimentaires adaptés.
Ensuite, cette liberté de conscience des détenus impose à l’administration pénitentiaire de veiller à ce que le contexte pénitentiaire ne soit pas utilisé à des fins de propagande ou de prosélytisme au détriment de personnes rendues plus vulnérables par leur incarcération. Ce principe de vigilance repose essentiellement sur deux moyens :
Le premier moyen est l’observation professionnelle de la population pénale. Elle consiste à rechercher un juste milieu entre deux solutions également inacceptables. L’une consiste à intervenir arbitrairement en portant atteinte à la liberté de conscience des individus. L’autre conduirait à tolérer ce qui permettrait aux phénomènes d’embrigadement de se développer.
Un suivi spécifique est assuré pour les 86 personnes détenues et qui sont impliquées dans des réseaux de terrorisme à caractère islamique. Il s’agit de repérer ceux d’entre eux qui développeraient des actions de prosélytisme auprès d’autres détenus.
Le deuxième moyen pour assurer cette vigilance est le développement de l’intervention des aumôniers de toute confessions. Elle limite l’émergence de « leadership » sectaire ou extrémiste au sein de la population pénale.
Au total, sur ce premier point, je voudrais souligner auprès de vous ma conviction que ce n’est plus seulement la laïcité dans l’école qui fait débat mais bien la laïcité dans les services publics en général, voire dans toute la société. Si j’insiste sur ce point, c’est que je crois que cette analyse conditionne largement la réponse à lui apporter. En d’autres termes, traiter la question du voile à l’école est important. C’est même fondamental car les enfants sont plus aisément sujets aux influences et au prosélytisme. Mais isoler cette seule question ne m’apparaît pas possible. La question est plus globale, donc plus complexe. Et c’est bien à une réponse d’ensemble que nous devons parvenir.
Pour chercher ensemble à définir cette réponse, je voudrais vous dire, dans un deuxième temps, ma conviction absolue que sur ce dossier, on doit revenir à l’essentiel, c’est-à-dire à l’articulation entre les principes de laïcité et d’égalité.
II - L’articulation entre les principes de laïcité et d’égalité
Faire de la question du voile islamique une question de religion c’est passer sous silence l’autre question, celle des droits des femmes. Car le voile islamique, est une obligation qui incombe à la femme en vertu de sa nature. Accepter le voile, c’est accepter une certaine idée de la femme, une idée selon laquelle elle doit être cachée aux yeux des hommes, selon laquelle il pèse sur elle des obligations spécifiques au seul motif qu’elle est une femme. En un mot, c’est accepter une idée de la femme fondamentalement contraire à sa dignité et au principe d’égalité des sexes que le Conseil constitutionnel a déjà été amené à sanctionner.
La société française n’a peut-être pas su prendre la mesure de cet aspect de la question du voile. Aujourd’hui, en France, des femmes sont victimes de mesures vexatoires ou d’humiliations, d’interdictions vestimentaires ou de déscolarisation, de mariages forcés… Cette situation n’est pas tolérable.
N’est il pas révélateur que certaines de ces jeunes femmes qui ont trouvé le courage de réclamer ouvertement le respect qui leur est dû aient choisi d’adopter le slogan « Ni putes, ni soumises » ? Ces femmes veulent être égales aux hommes, et c’est en France un droit qui doit leur être garanti.
Pour quelques élèves qui refusent médiatiquement d’enlever leur voile à l’école, combien d’autres espèrent en silence une interdiction totale et définitive pour mettre fin aux pressions qu’elles subissent dans leur famille ou leur entourage ?
Cette atteinte à la dignité de la femme se double d’une autre atteinte au principe d’égalité en ce sens qu’il implique une différenciation de la femme par rapport à l’homme mais aussi entre les femmes : il y aurait, d’un coté les bonnes musulmanes, qui portent le voile, et de l’autre, les mauvaises, qui, en refusant le voile, nieraient leurs origines, leur culture et leur religion. Le repli communautariste qui sous-tend la question du port du voile est à cet égard une grande source d’inquiétude.
Pourtant je ne méconnais pas que pour certaines femmes, le fait de porter le voile est vécu comme un acte libérateur : une libération face à la pression de son environnement. C’est aussi parfois une volonté aussi de choisir un symbole identitaire.
Même dans ces cas, il ne faut pas oublier que le voile génère de l’inégalité. Il y a une sorte d’engrenage qui conduit du refus de suivre certains cours à l’impossibilité d’accéder à diverses professions. En tout état de cause, le voile met en effet en danger l’intégration scolaire et universitaire.
Au total, sur ce deuxième point, je veux vous redire ma conviction profonde : toute solution doit porter en son cœur l’égalité homme-femme. Cette valeur est fondamentale. Il en va d’autant plus ainsi que c’est par les femmes que l’intégration se fait.
Donc si nous excluons les femmes en les différenciant, nous raterons l’intégration. A cet égard, ce deuxième point me ramène à mon premier. Le voile n’est en effet qu’un élément de la discrimination à l’égard de la femme. Dès lors les réponses que nous apporterons doivent traiter cette question mais aussi aller au-delà.
Je voudrais en venir désormais au troisième temps de mon propos sur les pistes de réflexion pour le futur.
III – Des piste de réflexion pour le futur
Je veux tout d’abord vous faire part d’une troisième conviction forte : toute solution qui apparaîtrait discriminatoire à l’égard des musulmans, que ce soit directement ou indirectement, engendrerait à terme plus de difficultés dans notre société qu’elle n’en résoudrait.
La question qui nous est posée n’est en effet pas celle de la place de la religion musulmane dans la société française. A cet égard, la conception française de la laïcité protége cette religion comme toutes les autres puisqu’elle vise à garantir la liberté de religion. Les musulmans doivent voir leur foi protégée dans son exercice. Ils sont français comme tous les autres. Ils ont les mêmes droits et les mêmes devoirs.
La question qui nous est posée n’est pas donc celle de la compatibilité d’une religion en particulier avec les principes républicains. Il ne s’agit ni de condamner, ni de stigmatiser une religion. Il faut condamner le communautarisme, mais ne stigmatiser aucune communauté.
Dès lors il me semble important qu’aucune solution, notamment législative, ne soit propre au voile, y compris à l’école. D’une part, il est évident qu’une loi interdisant directement le port du voile serait une solution discriminatoire ; elle serait au surplus sans doute inconstitutionnelle car contraire au principe d’égalité. Mais, d’autre part, quel serait le sens d’une loi qui, indirectement, ne viserait que le port du voile en interdisant tout signe religieux « ostentatoire » ? Cette règle est la règle actuelle. La porter dans la loi ne remédierait donc qu’à la critique du juge Costa d’avoir une base législative nette. Mais aucun des problèmes posés par le droit actuel ne serait résolu puisqu’il serait inchangé au fond. Surtout, une telle solution ne vise en réalité que les musulmans. Il n’est aucun exemple dans lequel le port d’une kipa ou d’une croix ait été jugé « ostentatoire ». Dès lors cette solution serait déséquilibrée.
Pour autant, je redis combien je souhaite qu’à l’école, mais aussi dans la fonction publique et plus globalement dans l’espace de la puissance publique, il n’y ait pas de voile. Une telle solution n’est pas conforme à nos idéaux. Si loi il devait y avoir, elle ne serait alors égale pour tous et toutes que si elle interdisait tous les signes religieux « visibles ». Chacun serait ainsi mis sur un pied d’égalité et personne ne serait stigmatisé.
Qui ne voit cependant combien une telle orientation bousculerait notre conception traditionnelle de la laïcité ? Si notre République est laïque, les citoyens choisissent en effet librement et sont athées, agnostiques, croyants… Toutes les formes d’expression de la religion dans la sphère publique ne sont pas interdites aux élèves. Ne nous trompons donc pas : une interdiction des signes religieux visibles renouvellerait en le changeant le pacte républicain ; elle n’en serait pas, comme on peut l’entendre, la réaffirmation simplement modernisée.
Ne croyons pas non plus qu’une telle orientation ferait disparaître tout problème d’application pour les enseignants et les responsables d’établissement. Aucune loi n’enlèvera la marge d’appréciation des responsables chargés de la mettre en œuvre.
Il est naturel que ces responsables aspirent à voir leur tâche précisée. Ne leur faisons cependant pas croire que leur responsabilité disparaîtra s’il y a un article de loi supplémentaire. Il n’y a pas de loi sans interprétation, ni mise en œuvre au cas par cas. Heureusement d’ailleurs !
On doit également s’interroger pour savoir si de telles interdictions règleraient les problèmes de notre société. D’autres questions ne se poseront-elles pas immédiatement par exemple sur les menus des cantines ou les tapis de prière ? La loi ne sera-t-elle pas, dans cette optique, condamnée à être en permanence en retard face à une société en changement ?
Dans une grande démocratie moderne comme la France, la loi ne doit pas contribuer à déstabiliser la société. Au contraire elle doit l’aider à affermir le vouloir vivre collectif. Celui-ci peut évoluer et avec lui la conception traditionnelle de la laïcité. Mais alors, l’évolution doit se faire dans un mouvement d’ensemble que la loi vient consacrer après la poursuite du dialogue et de la concertation.
Sur un sujet aussi sensible que celui dont vous être saisi, la loi est un aboutissement et non un commencement. D’abord parce que le dialogue peut faire émerger des solutions moins normatives.
Ensuite, parce que même si une loi s’avère finalement nécessaire, les échanges permettent aux hommes de bonne volonté d’adhérer à la règle en évolution. Une loi doit être acceptée pour être appliquée.
Dans cette optique toute clarification de l’application du principe de laïcité devrait s’accompagner, et ce sera mon dernier point, de différentes mesures d’accompagnement à l’égard des personnes concernées et principalement des musulmans. Il ne serait pas suffisant de concevoir une loi non discriminatoire, il faut prendre diverses mesures positives soulignant cette absence de discrimination.
En outre, il serait à l’évidence inadapté que, face aux difficultés recensées, la seule réponse retenue soit celle de l’interdiction. Ce ne serait pas là une bonne manière d’agir, notamment à l’égard des plus jeunes de nos compatriotes.
J’entends à ce titre, comme Garde des Sceaux, poursuivre l’effort entrepris pour lutter contre toutes les formes de discrimination.
La loi n° 2003-239 du 18 mars 2003 a créé une circonstance aggravante lorsqu’un crime ou un délit est commis à raison de l’orientation sexuelle de la victime.
Le projet de loi portant adaptation de la justice aux évolutions de la criminalité que j’ai présenté au Parlement prévoit deux nouvelles mesures en la matière : l’allongement de trois mois à un an du délai de prescription applicable aux délits de provocation à la haine et à la violence raciale, de diffamation et d’injures racistes et de révisionnisme prévus par la loi de 1881 sur la liberté de la presse et l’extension à de nouvelles infractions de la circonstance aggravante de racisme créée par la loi du 3 février 2003 visant à punir les infraction à caractère raciste, antisémite ou xénophobe.
De même je travaille à la transposition des directives européennes contre les discriminations par le sexe ou par la race. Vous avez là aussi, Monsieur le Président, été chargé d’une mission sur la création d’une autorité administrative indépendante annoncée par la Président de la République le 14 octobre 2002. Sa tâche sera de lutter contre l’ensemble des phénomènes discriminatoires à caractère raciste ou homophobe. Je proposerai, que cette création s’accompagne de dispositions législatives visant à modifier notre droit de la preuve conformément à la directive.
Des mesures pratiques, et non plus législatives, seront également nécessaires. Je songe par exemple dans le champ de mes responsabilités à l’action des aumôniers de toutes confessions dans les prisons. Elle doit être facilitée et renforcée.
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CONCLUSION
Lors de votre installation, le 3 juillet dernier, à laquelle j'ai assisté, le Président de la République vous a invité à mener vos travaux en toute indépendance et en toute liberté pour favoriser une prise de conscience nationale sur les enjeux actuels de la laïcité "cette question essentielle à la cohésion nationale".
Lorsque vous rendrez votre rapport, qui posera les bases des décisions qui devront être prises, cette prise de conscience aura progressé.
Je ne doute pas que vos propositions feront progresser encore davantage le débat public sur le principe de laïcité et son application dans la République
Ce débat ne peut, à mon sens, se réduire à une (trop) simple alternative. C'est pourquoi je me suis efforcé d'ouvrir quelques pistes pour sortir de ce faux dilemme. Il ne s'agit pas, à mon sens, de se prononcer "pour ou contre" une loi.
Une loi sera peut-être utile.
Mais je sais que la loi n'a pas réponse à tout. Et je sais que la loi a des limites, que l'on rencontre dans son application. Car la loi peut être inefficace.
La loi peut être fragile.
J'invoquerai, pour la laïcité, ce "principe de précaution" législative.
La loi peut être « une » réponse. Elle n'est pas, en soi, « la » réponse aux exigences actuelles du principe de laïcité. Elle peut être une réponse si elle est conçue non pas comme une fin en soi mais comme l'aboutissement d'un processus de dialogue, de médiation.
Elle ne portera ses fruits que si ces voies ont été explorées : les voies du dialogue, de la confiance, de la responsabilité.
Elle ne vaudra que si elle exprime réellement, concrètement, un intérêt général. Une volonté générale : le "vouloir vivre ensemble". Une sorte de « Charte » du vivre ensemble – une Charte de la laïcité. Car il ne s'agit pas d'opposer les Français les uns aux autres, d'attiser ou de créer des haines ou des fractures d'un autre âge.
S'il faut une loi, ce doit être une loi prudente, une loi modeste, et une loi sage.
Cette loi ne pourrait vraiment être appliquée avec confiance que si elle est conforme à cette vision de l'équilibre de notre société. Un équilibre de droits et de devoirs, pour faire vivre les principes et les valeurs de la laïcité dans une République moderne.
Un équilibre garant de la liberté dans une République laïque. Car si la laïcité est un principe, c'est aussi, ne l'oublions pas, un idéal.
Je vous remercie.