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Ouverture du colloque « corruption et criminalité organisée » organisé par l’AFA et l’ENM Centre de conférences Pierre Mendès France, Paris - Lundi 2 décembre 2024
Publié le 02 décembre 2024
- seul le prononcé fait foi -
Madame la directrice de l’agence française anticorruption,
Monsieur le sénateur,
Madame la procureure générale près la Cour des comptes,
Madame la procureure de la République près le tribunal judiciaire de Paris,
Madame la directrice des affaires criminelles et des grâces,
Mesdames et Messieurs, pris en vos grades et qualités,
Je suis heureux d’intervenir ce matin en ouverture du colloque organisé conjointement par l’agence française anticorruption (AFA) et l’école nationale de la magistrature (ENM) sur le thème « corruption et criminalité organisée ».
Je remercie Isabelle Jégouzo, directrice de l’AFA, et Nathalie Roret, directrice de l’ENM, pour l’organisation de cet événement et leur invitation.
Ma présence ici aujourd’hui se justifie à un triple titre :
-
d’abord, parce que l’AFA est placée sous la tutelle conjointe du ministre de la Justice et du ministre chargé du budget et des comptes publics – vous aurez le privilège d’entendre mon collègue Laurent Saint-Martin en conclusion des échanges de cette journée ;
- ensuite, parce que mes précédentes fonctions de président de la Haute Autorité pour la transparence de la vie publique (HATVP) et de Premier président de la Cour des comptes m’ont sensibilisé peut-être plus que beaucoup d’autres à la question de la lutte contre la corruption et les atteintes à la probité, sujet majeur de société à l’édifice duquel j’entends bien, en tant que garde des Sceaux désormais, apporter ma pierre ;
- enfin, parce que j’ai fait, dès ma prise de fonctions, de la lutte contre le crime organisé, notamment celui lié au narcotrafic, une priorité. Cette priorité partagée avec le ministre de l’Intérieur l’est désormais avec l’ensemble du Gouvernement, sous l’impulsion du Premier ministre qui entend en faire une cause nationale. Le 8 novembre dernier, à Marseille, j’ai annoncé le plan de bataille du ministère de la Justice, assorti de mesures de court terme pour que l’on change d’échelle dans la lutte contre la criminalité organisée. Je salue les travaux réalisés par la commission d’enquête conduite par les sénateurs Jérôme Durain et Etienne Blanc, qui a montré la gravité de la situation telle qu’elle est aujourd’hui.
Les chiffres sont édifiants.
Les quantités de cocaïne déjà saisies en 2024 sont sans précédent. D’après les chiffres de l’office antistupéfiants (Ofast), au 31 août, cela représente 42,1 tonnes de cocaïne. Le précédent record, établi en 2022, était de 27,7 tonnes.
Le chiffre d’affaires estimé du narcotrafic en France est de 3,5 Md€ par an. C’est considérable, même si vraisemblablement ce chiffre est sous-évalué.
La criminalité organisée concerne tout le territoire : des grandes villes, des villes moyennes, des territoires ruraux...
Elle utilise des méthodes ultra-violentes, inspirées des cartels sud-américains, entraîne beaucoup de souffrances et fait de nombreuses victimes dont je suis aussi le ministre.
Je salue à nouveau le travail considérable accompli par la commission d’enquête sénatoriale sur l’impact du narcotrafic en France et les mesures à prendre pour y remédier, et la pertinence des propositions formulées dans le cadre de la proposition de loi qui sera examinée fin janvier au Sénat. Ce rapport fait un constat implacable et a beaucoup contribué à faire prendre conscience et ouvrir nos yeux sur ce fléau.
Ayons le courage de le reconnaître : l’importance des sommes en jeu génère des risques accrus de corruption sur les différents acteurs des chaînes logistiques (transporteurs, logisticiens, structures portuaires), mais aussi sur les acteurs publics et, en particulier, l’ensemble des acteurs de la chaîne pénale (police, gendarmerie, douanes, services judiciaires – greffiers comme magistrats – et pénitentiaires).
Les faits sont malheureusement éloquents.
Des affaires liées au narcotrafic mettent ainsi en lumière des faits de corruption en zone portuaire, notamment dans le port du Havre : trafic de cartes d’accès au port (le coût d’un badge pouvant aller jusqu’à 100 000 €), meurtre de dockers (comme en 2020)…
Je salue à cet égard le travail déjà accompli par notre juridiction nationale, la Junalco, et le parquet de Paris, dans ses compétences de parquet national de la lutte contre la criminalité organisée. Je salue aussi le travail de nos juridictions interrégionales, les JIRS, dans la lutte contre ce fléau. Nous venons de fêter leurs 20 ans et leur action doit être soutenue.
Mais il nous faut aller plus loin, monter en puissance et s’attaquer spécifiquement à la lutte contre la criminalité organisée dans sa dimension corruptive, de la façon la plus ferme possible.
En effet, la corruption est encore trop rarement retenue dans les incriminations et dans les poursuites en matière de stupéfiants, pour des raisons d’efficacité de la réponse pénale et de difficulté de la preuve.
De même, des affaires récentes mettent en lumière les tentatives de corruptions auxquels les services régaliens sont exposés et parfois succombent face à la pression des organisations criminelles :
- des risques de compromission des services d’enquête, comme en Espagne, dans le cadre d’une affaire révélant le rôle d’un haut fonctionnaire soupçonné de travailler en étroite collaboration avec des trafiquants ;
- mais aussi des affaires en France, comme celles portant sur la vente de fichiers de police.
Ces risques sont d’autant plus importants que la corruption facilite directement l’activité criminelle :
- en lui donnant les moyens de se développer. C’est l’exemple des prêts de badges dans les ports, qui permettent d’accéder aux données des systèmes d’information portuaires, ou de la fourniture de caches dans des bâtiments de l’administration permettant de stocker de la drogue ou des armes, via la corruption de services municipaux ;
- en empêchant la détection. Corruption d’agents chargés de la surveillance pour ne pas détecter des mouvements suspects, corruption d’agents des douanes pour éviter les contrôles, les exemples malheureusement abondent ;
- en empêchant ou perturbant l’action des services répressifs. Accéder aux fichiers de police ou de justice pour connaître l’état des enquêtes, voire falsifier des informations, ou poursuivre ses activités en milieu carcéral par la corruption d’agents pénitentiaires, telles sont les situations concrètes auxquelles nous pouvons être confrontés.
Les moyens financiers faramineux dont les réseaux criminels bénéficient sont autant de moyens de pression sur les administrations. Sans compter les situations où la proposition de corruption se conjugue avec des menaces physiques sur les personnels… Là aussi, nous avons malheureusement des exemples.
Cela ne signifie évidemment pas que tous les agents de la police ou de la douane, que tous les greffiers, magistrats ou agents de l’administration pénitentiaire ni même qu’un grand nombre d’entre eux seraient corrompus !
Au contraire, nous pouvons avoir confiance dans l’immense majorité de nos équipes, composées d’agents dévoués et parfaitement intègres.
Mais, comme on dit souvent, « la confiance n’exclut pas le contrôle ».
C’est la raison pour laquelle le Gouvernement entend adopter en janvier prochain la stratégie nationale pour la probité et contre la corruption.
Ce texte a fait l’objet de travaux interministériels intenses et fixera comme première priorité la lutte contre la corruption en lien avec la criminalité organisée. Il visera l’ensemble des services de l’Etat, les collectivités territoriales, ainsi que les acteurs économiques. Il intègrera aussi la dimension internationale de ce phénomène dont l’impact financier est évalué à 2 % du PIB mondial, soit près de 2 000 milliards de dollars.
La France dispose déjà, en matière de lutte contre les atteintes à la probité, d’un cadre juridique robuste.
Avec la HATVP, qui a fêté ses dix ans l’an dernier, l’Office central de lutte contre la corruption et les infractions financières et fiscales (Oclciff), le parquet national financier (PNF), dont nous avons célébré il y a peu le dixième anniversaire, le parquet national existant et l’AFA, l’Etat a su se doter d’un appareil efficace et sur lequel il faut s’appuyer pour porter plus haut et plus loin que jamais nos efforts en ce domaine.
C’est d’autant plus nécessaire que les atteintes à la probité peuvent miner la confiance déjà réduite des citoyens dans l’action publique, compromettre le fonctionnement fluide et transparent de l’économie, et, à terme, altérer tout simplement le bon fonctionnement de la démocratie.
Lutter efficacement contre la corruption suppose d’agir à trois niveaux : la prévention d’abord / la détection ensuite / l’enquête et la répression enfin.
En premier lieu, la prévention.
La corruption est par définition un phénomène caché. Elle est souvent comparée à un iceberg dont la partie émergée ne correspond à la réalité qu’à une faible proportion. Pour faire fondre la glace, il faut réchauffer l’eau… C’est l’objectif – imagé – de l’action préventive menée en particulier par l’AFA.
Les travaux de ce colloque permettront de mieux cerner les différents aspects de la menace et de renforcer la prévention.
Je vois pour ma part deux axes d’action importants, concernant les secteurs économiques les plus impactés, d’une part, et le domaine régalien, d’autre part.
Parmi les secteurs économiques visés, les plateformes portuaires sont souvent citées. C’est la raison pour laquelle l’AFA avait été chargée par mon prédécesseur et le ministre de l’économie, en février dernier, d’une mission d’analyse sur les plateformes portuaires.
Les travaux sont toujours en cours, après un premier rapport d’étape. Nous les attendons avec impatience pour éclairer notre action.
Nos voisins du Nord de l’Europe ont pris conscience de ce danger et renforcent les dispositifs préventifs, en matière d’habilitation, de formation, de détection et de sécurisation des systèmes informatiques, notamment. Nous devons nous en inspirer.
En second lieu, la détection.
La loi Sapin II impose aux entreprises comme aux acteurs publics de mettre en place des dispositifs d’alerte internes.
Ceux-ci existent, mais ils ne sont pas toujours bien identifiés ni connus des personnes. Il est nécessaire de les revivifier.
En dernier lieu, l’enquête et la répression.
Enquêter en matière de corruption, nous le savons, est délicat, car le pacte corruptif est souvent difficile à prouver. Il est donc important de réfléchir aux moyens permettant de mieux faire ressortir les pratiques corruptives.
Une réflexion est menée pour étendre les moyens d’enquête dérogatoires aux faits de corruption en bande organisée. Nous exprimons le souhait que la proposition de loi en débat nous permette d’obtenir un certain nombre de dérogations dans ce domaine.
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Ce colloque vous donne l’occasion, Mesdames et Messieurs, de croiser vos regards sur ce sujet cardinal de la lutte contre la corruption dans un contexte de montée de la menace que représente la criminalité organisée, dont la société française prend peu à peu conscience.
Je note avec satisfaction que votre première table ronde porte sur l’impact de la corruption et du crime organisé sur le fonctionnement de l’Etat de droit.
C’est un choix judicieux. Vous savez combien sa défense compte pour moi.
J’espère que nous arriverons à progresser dans les semaines qui viennent. Je dois m’entretenir avec le ministre du budget et des comptes publics afin que nous puissions présenter ensemble le plan national de lutte contre la corruption, qui a pris du retard, il faut le reconnaître.
Je souhaite à tous et à toutes de riches échanges durant ce colloque dont j’attendrai avec impatience les actes. Ils inspireront, j’en suis sûr, de nouveaux constats et de nouvelles pistes pour mieux nous prémunir contre le risque de corruption lié à la criminalité organisée.
Je vous remercie.