[Archives] Ouverture du Colloque « 30 ans de législation anti-terroriste »

Publié le 23 novembre 2016

Discours de Jean-Jacques URVOAS, garde des Sceaux, ministre de la Justice

Ecole nationale de la Magistrature – Paris
Le mercredi 23 novembre 2016

2016.11.23 Discours Ouverture du Colloque 30 ans de législation anti-terroriste.pdf PDF - 224,67 Ko

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Seul le prononcé fait foi

Durant cette législature, j’ai eu à me prononcer sur 4 lois destinées à renforcer notre arsenal pénal.

Je ne crois pas que l’on puisse retrouver une telle intensité dans aucune autre mandature.

Ce ne fut d’ailleurs pas un choix.

Pas une fois durant la campagne législative de 2012, alors même pourtant que Mohamed Merah venait d’ensanglanter Toulouse, ce sujet ne fut réellement abordé lors de nos réunions publiques.

Pas une seule fois, je n’ai eu à évoquer l’état d’urgence, les « Foreign Fighters » ou les « returnees ».

Ces mots sont pourtant aujourd’hui inscrits dans notre vocabulaire quotidien.

Ils nous sont imposés par la violence des faits.

Nous avons donc agi et nous continuerons à le faire.

Mais il faut aussi et parallèlement saisir toutes les occasions de prendre du recul.

Les 30 ans de la législation anti-terroriste nous y incitent.

Il s’agit, certes, d’un anniversaire un peu particulier : d’habitude, pour ce genre d’occasion, on se réjouit, on se congratule, on se souhaite une longévité encore plus grande…

Ce n’est pas ce à quoi cet anniversaire nous invite.

Albert Camus disait que « pour sortir de cette terreur, il faudrait pouvoir réfléchir et agir suivant la réflexion. Mais la terreur, justement, n'est pas un climat favorable à la réflexion ».

Cet anniversaire nous incite donc à la réflexion et c’est justement cela que je souhaiterais faire avec vous à présent.

Le terrorisme est un concept récent.

Nul d’entre nous ne le trouvera dans les écrits de Platon, de Marc Aurèle ou dans ceux de Montesquieu !

Nous ne le trouverons pas non plus dans l’immense encyclopédie de Diderot et d’Alembert.

I.  « Terrorisme » : un concept politique ou juridique ?

Il faudra attendre la Révolution française, et en particulier la période de la Terreur, pour que le vocable « terrorisme » fasse son irruption dans l’espace public sémantique !

Le mot désigne alors la violence d’État.

Mais la signification va évoluer, renvoyant plus à un visage de la violence qu’à un projet politique.

Et à la fin du XIXe siècle, interviendra ce que le chercheur Ami-Jacques Rapin appelle un « glissement sémantique décisif pour l’avenir du débat sur le terrorisme ».

Cela est dû notamment aux attentats anarchistes ; par exemple, l’attentat à la bombe contre la Chambre des députés, le 9 décembre 1893, provoqué par Auguste Vaillant.

La notion va entrer, pour ne plus le quitter, au sein du répertoire des actions de groupes, qui luttent contre les États.

Le terrorisme se différencie de toute autre forme de délinquance ou de criminalité, par le fait qu’il s’agit d’une violence d’origine, à but et à conséquences politiques.

Il porte une dimension idéologique centrale.

Le terroriste cherche à délivrer un message, faire irruption dans le champ politique dans l’objectif de le transformer, de le contraindre à évoluer.

Autrement dit, le terrorisme correspond à une volonté de subversion politique, à « un effort de déstabilisation politique », pour reprendre les mots deDidier Bigo et Daniel Hermant.

C’est ainsi une guerre bien curieuse que nous devons conduire : sans belligérants connus, sans champ de bataille clairement identifié, sans face-à-face anticipé.

Le magistrat Antoine Garapon écrit d’ailleurs que contrairement à l’éthique du combat loyal qui requiert l’égalité des armes, le terrorisme « joue à cache-cache avec l’Etat ».

Ainsi la guerre se ressent-elle partout, mais ne se voit nulle part.

La véritable cible du terroriste n’est pas la puissance militaire d’un Etat, mais son intégrité politique : son identité collective, la confiance mutuelle, la sécurité.

C’est en cela qu’il porte une réelle déstabilisation.

L’acte terroriste interroge la capacité des autorités politiques à assurer les clauses essentielles du contrat social, puisqu’il trouble la sûreté de l’État et la tranquillité publique.

L’acte terroriste est un paradigme de la situation de crise.

C’est l’extra-ordinaire, au sens premier du terme.

Pour s’accomplir, cette crise induit nécessairement une crise de sécurité, qui elle-même génère une crise psychologique.

Elle possède la faculté de susciter une peur radicale, de pénétrer l’imaginaire collectif, d’« insécuriser tout un peuple », selon les mots de Pierre Joxe.

Ce statut particulier n’a rien à voir avec son coût en vies humaines, si on le compare avec les autres causes de mort violente (sécurité routière, règlements de compte…).

C’est bien le ressort psychologique qui est en jeu ; la volonté de réveiller la pulsion de vie et de provoquer une panique morale.

C’est dire toute l’actualité du conseil d’Hannah Arendt : « Pensez l’événement pour ne pas succomber à l’actualité » !

Car cette irruption dans le quotidien doit déclencher une réponse du pouvoir.

Il ne faut donc pas se tromper dans sa signification.

Et l’histoire, la définition de ce concept, révèle la dimension avant tout politique du terrorisme.

Mireille Delmas-Marty le disait encore plus clairement : le terrorisme est un « concept plus politique que juridique ».

II. Un arsenal législatif structuré et affiné

Mais il est aussi peu à peu devenu une incrimination pénale et la législation anti-terroriste, en se structurant, en s’affinant au fil des années, enrichit toujours plus cette nouvelle catégorie juridique.

C’est à partir de 1981, avec le renforcement de la menace, que le droit entreprend de s’adapter aux nécessités de la lutte contre le terrorisme.

Ce sera ainsi l’objet de la loi du 21 juillet 1982 qui créé les assises spéciales à la suite de menaces sur les jurés par les complices du terroriste Carlos.

Toutefois, cette décision ne s’accompagne pas de la création d’une incrimination terroriste propre.

Sans doute à l’époque, des espoirs existaient-il de pouvoir réduire le problème par d’autres moyens.

Cette seconde étape nécessitera 5 ans de maturation.

En 1986, un pas décisif est franchi, avec l’adoption de la clef de voûte de notre doctrine, sur qui tout repose aujourd’hui.

Depuis cette date, toutes les initiatives législatives convergent autour d’une volonté de prévenir l’action en organisant la répression et en agissant dans le cadre de l’Etat de droit.

En effet, plus personne ne remet aujourd’hui en cause cette logique de prévention, à travers le démantèlement en amont des cellules terroristes, avant même la commission ou la tentative de commission d’attentats.

Récemment encore, nous l’avons fait par la loi du 13 novembre 2014 (créant l’entreprise individuelle terroriste) en affinant notre arsenal et en précisant toujours plus les règles de procédures pénales :

Techniques d’enquête, règles de poursuites d’instruction et de jugement.

Puis avec la loi du 3 juin 2016, qui :

à renforce les moyens des magistrats dans la lutte contre le crime organisé, le terrorisme et leur financement,

à tout en multipliant les garanties au cours de la procédure pénale, particulièrement au cours de l’enquête et de l’instruction, pour rendre notre procédure pleinement conforme aux exigences constitutionnelles et européennes

Au cours des discussions parlementaires, j’ai été interrogé pour savoir si ce tte multiplication de textes ne constituait pas en fait une forme d’aveu d’impuissance face au phénomène terroriste que l’État s’épuise à appréhender.

Je crois exactement l’inverse.

Parce que ce sont les activités terroristes qui sont protéiformes, il est du devoir de l’Etat d’adapter de manière permanente ses réponses.

Notre droit pénal repose sur le principe de la légalité des délits et des peines.

Et son corollaire, le principe d’interprétation stricte de la loi pénale, impose au législateur de tenir compte des changements de la criminalité terroriste afin que toutes ses manifestations soient appréhendées par la loi pénale.

Voilà pourquoi le droit évolue.

III. Un intime paradoxe

Cependant, le concept du terrorisme est fondamentalement paradoxal…

En effet, nous ne pouvons pas manquer de nous interroger face aux mots de la juriste Mireille Delmas-Marty.

Elle disait que le terrorisme est « un concept juridique transitoire ».

Un concept, appelé à disparaître avec la menace, au profit de concepts plus traditionnels.

Le terrorisme ? Transitoire ?

N’est-ce pas paradoxal, à l’heure où nous sommes réunis à l’occasion des 30 ans de la législation anti-terroriste ?

L’arsenal législatif que je viens de décrire ne prouve-t-il pas que le terrorisme s’installe ?

Qu’il ne s’installe, non pas dans le provisoire, mais dans le durable ?

Personne ne peut aujourd’hui douter de cette dramatique réalité qui s’impose :

Le terrorisme est devenu un horizon quotidien, au point qu’il n’est sans doute pas excessif de considérer qu’il est désormais l’une des principales menaces pesant sur la sécurité mondiale.

Reconnaître que nous n’en avons pas fini avec le terrorisme, ce n’est pas un aveu d’impuissance, ce n’est pas énoncer un principe de fatalité.

C’est, au contraire, une volonté de lucidité.

Mais je demeure en même temps convaincu que le terrorisme est un concept transitoire.

Et que nous vaincrons ce fléau d’autant mieux que nous aurons su remettre en question nos catégories et nos habitudes, sans remettre en question nos valeurs.

En effet, droite ou gauche, les terroristes sont imperméables aux changements démocratiques.

L’admettre implique que ce sujet ne devrait plus être un enjeu de petite polémique.

Hélas, trop souvent, la quête de profits électoraux à court-terme prime encore et les idées avancées n’arrivent pas à masquer la vacuité de la réflexion.

Ainsi, par exemple, j’ai lu qu’il était proposé de redonner vie à l’article 411-4 du code pénal, d’appliquer le concept d’« intelligence avec l’ennemi » à ceux qui nous combattent aujourd’hui au nom de Daesh.

C’est méconnaître la particularité du sens des mots en droit.

Il faut faire la différence entre le sens juridique des termes et leur impact émotionnel, car la loi pénale est toujours d’interprétation stricte.

Et dans le cas d’espèce, comment appliquer à des mis en examen cette notion qui implique un acte positif ?

Il serait compliqué de retenir des charges d’intelligence avec l’ennemi pour ces individus, car il faudrait être en mesure d’établir un lien continu et certain entre le mis en examen et le commanditaire.

De surcroît, il faudrait faire la preuve qu’il y a bien eu un accord précis pour commettre l’infraction.

Un seul contact unilatéral de l’auteur vers l’organisation étrangère ou inversement de cette dernière vers l’auteur ne suffirait pas à conserver l’infraction d’entretien d’intelligences.

De plus, Daesh est une organisation qui n’est heureusement pas reconnue comme un Etat par la communauté internationale.

Dès lors, l’idée de poursuivre le djihadiste à l’aide du livre 4 du code pénal me paraît peu opérationnelle.

Mieux vaut renouer avec l’étymologie du mot « sécurité » : securitas, la tranquillité de l’esprit.

Renouer avec la tradition de ce mot, c’est éviter de dénaturer la sécurité en tombant dans le sécuritaire.

Car oui, l’épreuve que nous traversons est de nature politique.

C’est pourquoi la lutte contre le terrorisme, la lutte contre la radicalisation, doivent être envisagées comme une politique publique nouvelle.

Une politique publique qui nécessite des réorganisations, de la coordination, de l’imagination et surtout du courage.

L’autorité judiciaire a un rôle bien évidemment crucial à jouer dans le cadre de cette lutte.

Votre fonction est déterminante et vous êtes plus que jamais des garants, des piliers, des gardiens.

Si le terrorisme doit nous apprendre une chose, s’il y a une leçon à apprendre, une seule force a capter, de ces années de « terreur », que ce soit celle de la responsabilité collective.

 « Le XVIIe siècle a été le siècle des mathématiques, le XVIIIe celui des sciences physiques, et le XIXe celui de la biologie. Notre XXe siècle est le siècle de la peur  ».

Ce sont les mots d’Albert Camus, datés de 1948.

C’est à chacun d’entre nous qu’il revient de mettre tout en œuvre, chacun à son niveau, pour que le XXIe siècle soit le siècle du courage.

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